[HistoireEnCité] Gilets jaunes et imaginaires historiques

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“Révolution” écrit dans le dos d’un Gilet Jaune, le 3 décembre 2018. Une évocation de la révolution de 1789 ? © Ella87 / Pixabay

Ne vivant plus en France depuis quelques années déjà, j’ai tendance à ne plus beaucoup commenter l’actualité sociale française car je me sens de moins en moins légitime pour le faire. En effet, même si j’ai également connu dans le passé des période de vaches maigres et je comprends le ressentiment que cela entraîne, je ne vis plus au quotidien les conséquences directes des décisions gouvernementales dont je lis les compte-rendus dans les journaux. Toutefois, je voudrais malgré tout un peu parler du mouvement dit des “Gilets Jaunes”, mais seulement sous l’aspect de l’imaginaire historique qui a été appelé à la rescousse pour valoriser ou décrédibiliser le mouvement. D’abord, petit essai de chronologie des différentes appellations évoquées ces dernières semaines, et ce jusqu’au 8 décembre 2018, date de début d’écriture de cet article. Le but ne sera pas ici de discuter la pertinence ou non de ces comparaisons, car, comme on le verra plus bas, je ne vois qu’assez peu d’intérêt à ces comparaisons, hormis un jeu intellectuel. Mais elles peuvent être intéressantes et révélatrices.

 

Jacquerie, révolution et résistance, les trois mamelles des commentateurs :

 

Tout d’abord, dans les premières heures du mouvement des “Gilets Jaunes”, environ la moitié du mois de novembre 2018, on trouve des occurrences du terme de “jacquerie” dans les divers articles consacrés aux prémices du mouvement [1]. Toutefois, plusieurs vois s’élèvent pour mettre en évidence le caractère passablement méprisant – ou tout du moins hautain – de cette appellation, renvoyant aux révoltes anti-fiscales de l’Ancien Régime, et donc à une certaine forme d’archaïsme et d’absence de pensée politique.

Puis, les premières analyses, parfois quelques jours avant “l’Acte I” de la mobilisation parfois quelques jours après, ont voulu coller l’étiquette poujadiste, notamment du fait de l’importance du refus de l’impôt dans la contestation et la révélation de plusieurs membres de l’extrême-droite au sein des “Gilets Jaunes” [2]

Cette analyse semble tenir jusque dans les environs des 20-25 novembre, notamment parce Jean-Luc Mélenchon et la France Insoumise annonce leur soutien au mouvement et intention de participer aux manifestations futures [3]. Par conséquent, l’apposition d’une étiquette rappelant l’extrême droite n’est plus vraiment pertinente.

Autour du 1er décembre, un peu avant, mais surtout après “l’Acte III” de la mobilisation, les références à la Révolution française [4] et notamment aux Sans culottes [5] deviennent de plus en plus fréquentes. Or, ces dernières références historiques sont traditionnellement plutôt ancrées à gauche. A noter également l’ouverture de “cahier de doléances” dans certaines mairies [6].

Faut-il voir là dedans la domination de plus en plus large d’un narratif associant le mouvement des Gilets Jaunes à la gauche ? Pas nécessairement, car si les Sans culottes sont fortement marqués mémoriellement parlant, la Révolution est beaucoup consensuelle, dans le sens où il s’agit du début de la république ainsi que la libération du pouvoir monarchique, or Emmanuel Macron est souvent vu comme un monarque républicain au sens large. Par ailleurs, les membres du mouvement tiennent semblent être relativement inclassables politiquement, en tout cas dans le cadre des terminologies politiques traditionnelles.

Dans tous les casun autre mouvement de gauche, mai 68, fait son apparition dans les colonnes des journaux. Toutefois, il semblerait que les éléments de comparaison se concentrent plutôt sur la violence, suite à la manifestation des Gilets Jaunes du 1er décembre, que sur la structuration et la forme du mouvement en général [7]. En effet, il est souvent fait référence à la Nuit des Barricades du Quartier Latin et à ses violences entre manifestants et forces de l’ordre.

Enfin, je voudrais évoquer un dernier événement porteur de symbolique historique. Il est un peu en marge du mouvement Gilets Jaunes, même si des convergences semblent commencent à se produire. Je veux bien sûr parler de l’interpellation et les conditions de traitement de quelques 150 jeunes, certains lycéens et d’autres non semble-t-il, près d’un lycée de Mantes-la-Jolie. Enfin, plutôt de la réaction des réseaux sociaux à ce fait. De fait, certains internautes ont mis en résonance la position à genoux mains sur la tête des interpellés avec des images d’exécutions de résistants ou d’autres victimes du nazismes, juives ou non. Certains ont même poussé la comparaison jusqu’aux exécutions d’otages par l’Etat Islamique [8].

Par ailleurs, à noter que la récurrence de ces comparaisons historiques ont amené les journaux à faire appel à l’expertise d’historiens et d’historiennes (Tartakowsky, Larrère, Pétré-Grenouilleau). De même, l’historien Guillaume Mazeau a tenté de dresser des parallèles entre les événements actuels et 1789.

 

Quelles sont les références historiques des Gilets Jaunes ?

 

Dans les lignes précédentes,je me suis essentiellement concentré sur les comparaisons historiques telles qu’elles apparaissent dans les médias. En effet, le caractère complètement hétéroclite des membres des Gilets Jaunes fait qu’il est difficile de cerner des récurrences et d’établir ces dernières comme des références consensuelles au sein du mouvement. Qui plus est la masse des informations serait énorme. Avis aux amateurs !

Malgré tout, mes maigres recherches ont permis de retrouver de nombreuses références communes avec celles présentes dans les médias, ce qui ne saurait être un sujet d’étonnement. Néanmoins, parfois d’autres éléments d’une même période historique sont convoqués. C’est le cas, par exemple, de la guillotine [9]. Plus originalement, des références spécifiques émergent également, notamment la résistance et la France libre en la personne de Jean Moulin et par la présence de drapeaux tricolores frappés de croix de Lorraine dans certains cortèges [10]. Toutefois, l’utilisation de cette figure du résistant ne saurait réellement surprendre car elle est souvent reprise, notamment par un site d’extrême droite et comme un mot d’ordre par différents partis et mouvements de gauche [11].

 

Des comparaisons en histoire :

 

Pour finir, je vais réfléchir un peu à la (non) pertinence de toutes ces comparaisons historiques et de l’habitude comparatiste dans des contextes de débat public. A noter que je ne vais par parler ici des essais de comparatisme historique scientifiques, mais de leurs pendants médiatico-politiques. En effet, si la première, comme je l’avais déjà noté dans un ancien compte-rendu, prend bien garde de mettre en lumière autant les points de rapprochement que les différences, la seconde ne saurait s’embarrasser de telles frivolités ; pour ne pas dire “pudeur de gazelle”. En effet, son seul et unique but est de fournir des arguments – ou devrais-je dire des munitions idéologiques pour mieux coller à l’atmosphère actuelle de la société française – afin de permettre à son camp de vaincre l’adversaire. Point de rationalité et de recherche de véridicité ici, plus ça cogne, plus il est possible d’accoler l’autre à tout un référentiel de sinistre mémoire, plus c’est intéressant.

Dans tous les cas, j’entends bien, comme le rappelait Christian Delporte à propos de l’interpellation polémique des lycéens de Mantes-la-Jolie, que les manifestations – et la politique de façon générale – sont faites de symboles et que ces derniers renvoient souvent à des phénomènes ou des événements passés. Toutefois, cela serait-il suffisant pour donner un blanc seing à toutes les comparaisons que l’on a listé jusqu’à présent ? Il me semble que non. En effet, tous ces comparatismes, notamment en contexte politique, que ce soit l’œuvre d’historiens [12] ou de commentateurs journalistes et/ou politiques, en disent bien plus long sur l’imaginaire historique de l’auteur(e) que sur les faits passés et leur potentielle aide pour comprendre les faits présents. De fait, ces comparaisons politisantes ne permettent très souvent pas de donner des clés de compréhension et d’intelligibilité du présent. Mais elles peuvent servir de cris de ralliement à certains groupes pour se donner une légitimité par l’histoire ainsi qu’un sentiment de corps, élément très important si ces personnes doivent lutter contre un adversaire commun car il est vecteur de solidarité et d’entraide. Idem, la comparaison historique peut permettre, notamment lorsqu’elle provient du gouvernement ou du pouvoir en place, d’essayer d’instituer une alternative truquée, “Nous ou le chaos”. 

Mais encore une fois, si c’est important pour les personnes tout cela fait partie du champ de recherche potentiel de l’historien car cela met en évidence la réception d’un événement/personnage historique et la perpétuation/consolidation de lieux communs et autres poncifs en désaccord total avec la recherche actuelle.

 

Conclusion :

 

Par conséquent, à travers toutes ces comparaisons historiques on nage dans les usages publics – ici politiques – de l’histoire. Et ça ne saurait être acceptable, ni accepté.  Je n’entends pas par là établir une limite étanche entre la politique et l’histoire, mais plutôt en appeler – encore une fois… – à se concentrer sur la critique du présent et la recherche de leviers contemporains de mobilisation, au lieu de vouloir bafouer et instrumentaliser l’histoire pour atteindre ces objectifs. En effet, la trop grande propension à aller chercher des précédents passés peut altérer la capacité à analyser les faits sociaux contemporains avec des yeux directement plongés dans le présent. Une grille de lecture passée, inscrite dans un temps et un contexte particulier, n’est que peu souvent – pour ne pas dire jamais – un outil d’analyse réellement pertinent. En tout cas c’est une méthode à utiliser avec de nombreuses pincettes. Ce n’était assurément pas le cas de la plupart des commentateurs des semaines passées.


[1] Pétré-Grenouilleau O., “Gilets jaunes… Vous avez dit « jacquerie » ?”Ouest France (26 novembre 2018) ; Nay C., “”Le mouvement des ‘gilets jaunes’ est une Jacquerie  électronique””Europe 1 (17 novembre 2018) ;  Sicard C., “Gilets jaunes : les origines d’une « jacquerie »”Les Echos (19 novembre 2018) ; Brochet F., “«Les gilets jaunes, une jacquerie numérique »”Le Figaro (9 novembre 2018) (Dernières consultations le 8 décembre 2018)

[2] “Contestation fiscale, gilets jaunes: le retour du poujadisme?”BFM TV (13 novembre 2018) ;  Sylvestre J.M., “L’ombre de Pierre Poujade plane-t-elle sur les gilets jaunes ?”Atlantico (17 novembre 2018) ; Reynaert F., “Gilets jaunes : y a-t-il un rapport avec le poujadisme ?”L’Obs (24 novembre 2018) ; Soudais M., “« Gilets jaunes » : Un air de Poujade”Politis (14 novembre 2018) (Dernières consultations le 8 décembre 2018)

[3Si le parti soutient nominalement la contestation dès le début, l’engagement plus direct semble dater du 20 novembre environ, pour sûr du 22. Cf Revue de la semaine. Cf., Soutien aux gilets jaunes: la France insoumise ne veut pas “se pincer le nez” devant la colère populaire”BFM TV (12 novembre 2018) ; Clément R., “Mélenchon enfile son “gilet jaune” contre Macron, Castaner et la Commission européenne”Challenges (16 novembre 2018) ; #RDLS77 : SPÉCIALE GILETS JAUNES ET 24 NOVEMBRE”Chaîne YouTube de Jean-Luc Mélenchon (mis en ligne le 21 novembre 2018) (Dernières consultations le 8 décembre 2018)

[4] Doan R. et Olivennes S., “Gilets jaunes : « Comme en 1789, la question sociale est une question fiscale »”Le Figaro (6 décembre 2018) ; Sgenaroff T., “”Gilets jaunes” : peut-on faire le parallèle avec 1789 ?”France Info (3 décembre 2018) ; Mestre A., “Les « gilets jaunes », des révolutionnaires sans révolution ?”Le Monde (2 décembre 2018) (Dernières consultations le 8 décembre 2018)

[5] “FACE AU MONARQUE MACRON, LES GILETS JAUNES SE RÊVENT SANS-CULOTTES”L’Humanité (30 novembre 2018) ; Leprince C., “Les gilets jaunes décryptés par l’histoire : un peu sans-culottes, avec du NTM dedans”France Culture (6 décembre 2018) ; Joffrin L., “Sans-culottes”Libération (30 novembre 2018) (Dernières consultations le 8 décembre 2018)

[6] Bouniol B., “Gilets jaunes, des maires ouvrent des cahiers de doléances”La Croix (6 décembre 2018) (Dernière consultation le 8 décembre 2018)

[7] “Gilets jaunes, Mai-68 : une comparaison pas vraiment « pertinente »”Ouest France (5 décembre 2018) ; “Mai 68, gilets jaunes: une comparaison qui a ses limites”BFM TV (7 décembre 2018) (Dernières consultations le 8 décembre 2018)

[8] Nazisme : tweet de la sénatrice Marie-Pierre de la Gontrie, désormais supprimé mais conservé par Stéphane Nivet (7 décembre 2018) . Etat Islamique : tweet du Groupe Jean-Pierre Vernant (collectif d’universitaires) (6 décembre 2018) (Dernières consultations le 8 décembre 2018)

[9] Dans un rassemblement de Gilets Jaunes du Vaucluse. Cf tweet de Vincent Glad (1er décembre 2018) (Dernière consultation le 8 décembre 2018)

[10] Deux hommes manifestant à Paris le 1er décembre 2018 avec des drapeaux tricolores à croix de Lorraine sur le dos, postée le 1er décembre 2018. Photomontage comprenant une photo de Jean Moulin et une photo de la croix de Lorraine, postée le 21 novembre 2018. Photos présentes sur le compte Facebook de Christophe Chalençon, une des figures des Gilets Jaunes. (Dernières consultations le 8 décembre 2018)

[11] Extrême droite : Résistance républicaine. Gauche : “Résistance !” Place de la République”. Chaîne YouTube de Sputniknews (3 juillet 2017). La vidéo présente une manifestation de Jean-Luc Mélenchon. Ses partisans scandent ce mot d’ordre. (Dernières consultations le 8 décembre 2018)

[12] Encore faut-il considérer les interventions de Mathilde Larrère sur Twitter comme celles d’une historienne et non d’une militante politique, elle l’ancienne candidate du Parti de Gauche.

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