[HistoireEnCité] Un passé qui commencerait à passer ?

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Le mur des noms au Mémorial de la Shoah à Paris. © Ninaraas / Wikimedia Commons

Un spectre hante la société française. Depuis plusieurs décennies. Non ce n’est pas le spectre du communisme, mais celui de la mémoire de la Shoah, et plus largement de la période de la Deuxième guerre mondiale. En effet, comme l’explique Denis Peschanski dans les colonnes d’Atlantico, cette période, au sens large du terme, est toujours la référence principale de la mémoire historique de la société française [1]Mais attention, il ne faut pas entendre ici “spectre” comme quelque chose de maléfique, mais plutôt comme une ombre du passé projetée sur le présent.

La très récente polémique autour d’une Une du Monde représentant le président Macron sur un fond rouge, blanc et noir [2] prouve une nouvelle fois l’existence et la présence de cet ectoplasme mémoriel. En effet, même si le journal s’est défendu de toute malignité, arguant de la tradition graphique du constructivisme russe et des œuvres récentes de Lincoln Agnew, nombreux sont ceux – même dans les hauts sommets de l’État – qui ont voulu y voir une assimilation sournoise entre Macron et Hitler, l’image réutilisant les codes de l’imagerie de propagande nazie, selon les détracteurs. Le spectre hitlérien est toujours présent dans les esprits. Idem, avec le spectre de la Shoah, ne saurait-ce qu’au travers des différentes polémiques autour de Gérard Filoche [3] ou des condamnations de Dieudonné [4]. Toutefois, cette prégnance forte est-elle gravée dans le marbre ? En lisant attentivement l’ensemble du rapport de l’IFOP sur “L’Europe et les génocides : le cas français” [5], on pourrait être amené à penser que certaines lignes sont en train de bouger.

 

Des jeunes qui connaissent moins la Shoah que leurs aînés, la faute des profs ?

 

A la découverte de ce rapport, de très nombreux commentateurs ont été saisis d’effroi devant une population dont 10% et une jeunesse dont environ 20% ne connaîtraient pas l’existence de la Shoah [6], accusant plus ou moins directement l’institution scolaire d’incompétence. A noter que la plupart des commentaires se sont concentrés sur cette partie du rapport alors que ce dernier est bien plus large et que l’on retrouve des disparités générationnelles similaires en ce qui concerne les deux autres génocides évoqués, ceux des Arméniens et des Tutsis du Rwanda.

Passé les cris d’orfraies, la lecture du rapport met en lumière des éléments intéressants. Même si je n’ai jamais douté de l’intégrité professionnelle des camarades professeurs d’histoire du secondaire, les résultats du sondage démontrent que l’institution scolaire dans son ensemble fait le travail et ce de façon sérieuse et efficace. En effet, le principal médiateur de connaissance de la Shoah pour les moins de 35 ans reste très largement l’institution scolaire (76%), loin devant les films ou les livres (30%) et encore plus loin devant les récits d’aïeux (8%), les commémorations (10%) ou Internet (9%). Par conséquent, même s’il ne saurait être dénié la possibilité que certains adolescents ait posé et peuvent encore poser des difficultés lors de l’enseignement de la Shoah [7], toutes les polémiques médiatiques futures sur le sujet se briseront sur ce constat : la très grande majorité des jeunes connaissent, respectent et reconnaissent la Shoah comme un événement dramatique majeur du XXème siècle et ce grâce au travail constant et intègre de leurs professeurs. 

Il demeure que sans volonté alarmiste ou polémique il faut également faire un autre constat, le pourcentage de jeunes – que l’on considère la tranche 18-24 ans ou 25-34 ans – ne connaissant pas la Shoah est plus élevé que celui de leurs aînés. Une fois la classique (et stupide) rhétorique anti-professorale – “l’Education nationale n’enseigne plus rien ma bonne dame !” – définitivement écartée, il convient de s’interroger sur les raisons de ce repli. Les auteurs du sondage mettent en avant la moins grande confrontation des jeunes à des témoins et à la mémoire familiale. Outre la plus en plus grande volonté de personnaliser les contenus culturels, grâce à Netflix ou d’autres moyens moins légaux, cette explication est tout à fait plausible. Mais cela est-il à déplorer ? Je veux dire, n’est-ce pas tout à fait normal ? En effet, comment exiger de la part de jeunes n’ayant probablement que peu d’attaches personnelles (parents déportés, membres de la famille morts dans un camp, torturés par la Gestapo pour acte de résistance etc…) avec cette période, d’avoir un lien fort avec ladite période ? La mémoire est avant tout un ressenti émotionnel donc ces questions d’attachement personnel de l’individu vis-à-vis du sujet sont importantes. Or, du fait de la distance temporelle grandissante, ces attaches s’étiolent. De même, avec la mort des témoins familiaux, la mémoire familiale tend à devenir une affaire de second main, ce qui a un impact sur la qualité de la transmission.

Par conséquent, si les jeunes sont toujours respectueux des souffrances de la société française et des juifs européens de cette époque, peut-être se détachent-ils de cette mémoire, cette dernière étant vue comme étant un savoir n’ayant plus réellement d’emprise sur le quotidien. Par ailleurs, le rapport Ifop/Fondation Jean Jaurès tend à accréditer cette hypothèse. En effet, on constate que plus on monte dans les tranches d’âge, plus la connaissance de la Shoah est forte, ce qui ne saurait surprendre. Outre cette explication générationnelle, il ne faudrait pas oublier un autre élément à mon sens important, l’usage le surusage de la mémoire de la Shoah comme outil de lutte contre l’antisémitisme.

 

Mémoire de la Shoah et antisémitisme contemporain :

 

Depuis l’émergence de la mémoire de la Shoah au cours des années 1970 en France, de nombreuses polémiques ont été alimentées par les accusations – plus ou moins légitimes – d’antisémitisme envers telle ou telle personne, qu’elle soit ou non issue de l’extrême-droite [8]. Je ne sais pas s’il faudrait aller, comme Georges Bensoussan, jusqu’à parler de “religion de la mémoire” [9], mais il est clair que la puissante charge émotionnelle et mémorielle de la Shoah, notamment à travers la venue de témoins dans les salles de classes ou la lecture de témoignages, empêche d’aller plus loin que les émotions, que ce soit la compassion ou l’anathème contre quelqu’un jugé comme antisémite. De fait, la mémoire de la Shoah est essentiellement tournée vers un martyrologue plutôt que vers la compréhension – et donc la déconstruction – des cadres culturels ayant favorisé l’antisémitisme et ses conséquences génocidaires.

Par ailleurs, l’usage tous azimuts de l’accusation d’antisémitisme a tendu à brouiller la lutte contre l’antisémitisme, toute critique contre la communauté juive française ou contre la politique israélienne étant dès lors vue comme de l’antisémitisme larvé et donc de la sympathie pour l’extermination des juifs d’Europe par les nazis. Tout cela a conduit à la popularisation d’un nouveau mot, “antisionisme”, et sa perversion par des personnes telles que Dieudonné ou Alain Soral.

De fait, je suis de plus en plus dubitatif quant à la pertinence de l’association mémoire de la Shoah et lutte contre l’antisémitisme actuel. Si les vieilles rengaines sont toujours présentes dans certaines parties de l’extrême-droite antisémite, et que ces dernières tendent à se populariser grâce à Internet et aux réseaux sociaux, quid de l’antisémitisme en provenance de certaines parties de l’extrême-gauche et de certains musulmans, adossé à la critique de la politique coloniale du gouvernement israélien dans les territoires palestiniens ? [10] La mémoire de la Shoah est ici totalement inopérante, voire contre-productive, celle-ci étant vue comme un outil politique de l’État israélien pour justifier et faire accepter sa politique aux gouvernements occidentaux.

Par ailleurs, d’un point de vue général, vouloir combattre un cancer actuel grâce à des remèdes anciens et en partie obsolètes en dit long sur l’incapacité actuelle de la société française de se penser comme une société unie. Ne serait-il donc pas temps de laisser ce passé passer ? Ne serait-il pas bon d’en faire un objet historique complet, de moins en moins susceptible de secouer la société française ? Ce qui ne revient pas à plaider pour un non enseignement ou un moindre enseignement de la Shoah et de la Deuxième guerre mondiale. Ce sont des faits historiques majeurs du XXème siècle et donc ils ont toutes leurs places dans la formation intellectuelle et citoyenne. Mais une évacuation de toute la dimension moralisante de cette mémoire ferait le plus grand bien à la société française. Elle serait dès lors moins enfermée dans cette époque, pourrait regarder vers le présent et ainsi relever les défis contemporains qui sont les siens. Idem, la lutte contre les ravages antisémites prendraient une dimension contemporaine et actuelle. La société française est donc à un carrefour dans sa lutte contre l’antisémitisme. Les vieux outils sont de moins en moins efficaces, mais les nouveaux ne sont pas encore en place.

 

Un processus déjà entamé ?

 

Dans leur (très bonne) monographie sur le camp de Rivesaltes, Nicolas Lebourg et Abderahmen Moumen affirment [11]

Le camp de Rivesaltes devient un lieu qui permet de traduire sensitivement les positionnements politiques. Les visites de Nicolas Sarkozy ou Marine Le Pen, uniquement centrées sur cette période “harkis” du camp de Rivesaltes, témoignent d’ailleurs probablement d’un glissement des mémoires françaises. […] Aujourd’hui, la mémoire des guerres de décolonisation tend à prendre le pas sur celle de la Seconde Guerre mondiale en tant que matrice des représentations sociales. La question du “colonisé” devient prioritaire.

Si je suis d’accord avec cette importance de plus en plus grande des mémoires colonisées – avec, par exemple, le travail mémoriel et/ou politique d’associations et autres collectifs comme le CRAN ou les Indigènes de la République – , je serai plus dubitatif sur l’effacement – ou tout du moins la mise en retrait – de la mémoire autour de la Shoah et plus généralement de la Deuxième Guerre mondiale. En effet, la réactivation constante de la mémoire de la Shoah à travers l’obligatoire “devoir de mémoire”, et par la production de contenus audiovisuels mettent en évidence sa survie tenace. De  fait, les contenus – fictionnels ou non – ayant trait à Vichy et la déportation des juifs – et à la résistance sous toutes ses formes sont pléthoriques. En cherchant des documentaires, j’ai constaté à plusieurs reprises que la masse de productions françaises concernant cette période tend à surpasser très largement les autres périodes. La page consacrée à la France dans la section “Documentaires” de ce site, se fait le reflet de cet état de fait [12].  Il m’est donc avis que si la mémoire de la Shoah tend à commencer à s’affaiblir dans l’esprit de la jeune population française, ce recul n’en est qu’à ses balbutiements. Et ce processus pourrait très bien prendre un certain temps étant donné que la question du combat actuel contre le racisme et l’antisémitisme est très souvent couplée à cette mémoire, celle-ci servant de rempart moral contre la haine envers les juifs.

 

Un certain parti pris ?

 

Enfin, je voudrais également m’interroger rapidement sur un éventuel parti pris dans mon esprit. En effet, il y a plusieurs mois, je m’étais interrogé – dans un court moment d’introspection historico-mémorielle – si ma différence de perception entre la Shoah et les événements du 28 février 1947 à Taïwan ne serait pas liée à une certaine forme d’antisémitisme larvée. Cette question me poursuit toujours à l’heure actuelle. Je n’y ait toujours pas de réponse définitive. Les mois ont passé et je ne pense toujours pas être atteint d’une quelconque forme d’antisémitisme. En tout cas, si tel est éventuellement le cas, je ne sais pas il faudrait demander l’avis d’un psychanalyste, pas de manière consciente. Ou alors à la manière d’un Gérard Filoche. Ce qui demeure grave dans tous les cas. Dans tous les cas, cette nécessité d’introspection est en elle-même intéressante pour mon propos précédent, puisque je sens nécessaire de m’interroger pour me démarquer de toutes accusations potentielles d’antisémitisme.

 

Conclusion :

 

Le rapport Ifop/Fondation Jean Jaurès est riche d’enseignements, bien plus que les commentateurs, focalisés sur la prétendue méconnaissance de la Shoah par les jeunes, n’ont bien voulu voir. En effet, outre des disparités sociales, il est important de relever une différence générationnelle. Si les moins de 35 ans connaissent moins largement la Shoah que leurs aînés, il demeure que 80% de ces derniers en sont au courant, et ce grâce au travail de l’institution scolaire dans son ensemble. Mais au lieu de pousser des cris d’orfraies devant ces résultats, ne devrait-on pas y voir là une conséquence logique des années qui passent ? En effet, on peut prédire à la mémoire de la Shoah – et de la Deuxième Guerre mondiale en général – un avenir similaire à celui de la mémoire de la Première Guerre mondiale, d’un fortissimo à un pianissimo, la période actuelle oscillant plutôt entre les mezzo piano et les mezzo forte. Mais cela ne saurait faire peur quant à la virulence à venir de l’antisémitisme. La société française va devoir trouver de nouveaux moyens pour lutter contre l’antisémitisme, que ce soit l’ancien habillé de nouveaux oripeaux ou celui propre à notre époque contemporaine.


[1] “Comment la deuxième guerre mondiale demeure la matrice de la mémoire collective des Français”Atlantico (10 octobre 2017) (Dernière consultation le 1er janvier 2019)

[2] “Le magazine du Monde crée la polémique avec un photomontage de Macron”France 24 (30 décembre 2018) ; ” “Le Monde” présente ses excuses pour une couverture sur Macron accusée “d’utiliser les codes de l’iconographie nazie” “France TV info (30 décembre 2018) (Dernières consultations le 1er janvier 2019)

[3] Lebourg N., “Pour celles et ceux qui douteraient que cette image relayée par Gérard Filoche est antisémite”Slate (20 novembre 2017) (Dernière consultation le 1er janvier 2019)

[4] “Depuis 2006, la longue liste des condamnations de Dieudonné”L’Express (19 mars 2015) (Dernière consultation le 1er janvier 2019)

[5] Fourquet J. et Dubrulle J.P., L’Europe et les génocides : le cas françaisrapport issu d’un sondage Ifop/Fondation Jean Jaurès (20 décembre 2018). Un résumé est disponible ici et l’ensemble du rapport est . (Dernières consultations le 1er janvier 2019)

[6] Delmas J.L., “Que se cache-t-il derrière ces 10 % des Français qui ignorent ce qu’est la Shoah?”20 minutes (20 décembre 2018) ; “Un Français sur dix dit n’avoir jamais entendu parler de la Shoah, selon un sondage”France Info (20 décembre 2018) et Un Français sur dix n’a jamais entendu parler du génocide des Juifs, selon un sondage”Europe 1 (20 décembre 2018) (Dernières consultations le 1er janvier 2019)

[7] Si les problèmes semblent avoir été prégnants au cours des années 2000 et au début des années 2010, les dernières années paraissent mettre en lumière une amélioration. Cf. “De la difficulté d’enseigner la Shoah”Le Monde (27 novembre 2010) ; Drahi P., “L’enseignement de la shoah dans le secondaire – transmission en crise et crise de la transmission”Biennale internationale de l’éducation, de la formation et des pratiques professionnelles (juillet 2012) et “Enseigner la Shoah: moins de difficultés, même si l’antisémitisme perdure”L’Express (13 octobre 2017) (Dernières consultations le 1er janvier 2019)

[8] On pensera ici, par exemple, à la polémique autour du passé vichyste de François Mitterrand au cours des années 1990 et sa récente réapparition dans la bouche de Manuel Valls comme exemple des difficultés de la gauche avec l’antisémitisme. Cf, Sales V., “Vichy et le « cas » Mitterrand”L’Histoire 181 (octobre 1994) et Chazot S., “Manuel Valls prend François Mitterrand comme exemple de l’antisémitisme en France”Europe 1 (17 janvier 2016)

[9] Zomersztajn N., “GEORGES BENSOUSSAN : “L’ENSEIGNEMENT DE LA SHOAH NE PROTÈGE PAS DE L’ANTISÉMITISME” “Centre Communautaire Laïc Juif David Susskind (6 septembre 2016) 

[10] Lebourg N., «Le nouvel antisémitisme en France»: qui est vraiment dans le «déni de la réalité»?”Slate (10 juillet 2018) ; “Nouvel antisémitisme” : derrière l’inquiétude, “des pulsions identitaires fixées sur l’islam” “ (23 avril 2018) 

[11] Lebourg N. et Moumen A., Rivesaltes. Le camp de la France. 1939 à nos jours, Canet en Roussillon, 2015, p. 155

[12] A noter que je parle ici de productions assez récentes, le plus souvent vieilles de moins de dix ans.

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