[HistoireEnCité] Les lois mémorielles : quand l’Etat outrepasse ses prérogatives

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Couverture du livre “Les traites négrières. Essai d’histoire globale” d’Olivier Pétré-Grenouilleau. Suite à la parution de ce livre, il sera assigné en justice par le “Collectif des Antillais, Guyanais, Réunionnais” en 2005

C’est un sujet qui est déjà assez vieux, mais il vient d’être réactivé il y a seulement quelques mois, et même quelques jours pour les tout derniers événements. Je veux parler des lois mémorielles. Ici, je ne m’en tiendrais qu’au cas à la France, bien que je sois tout à fait conscient qu’il s’agisse d’un problème consubstantiel aux objectifs différents entre un Etat-Nation et la corporation historienne. Dans cette optique, la Russie est un autre cas parmi d’autres [1].

De fait, il est possible de chiffre à quatre les exemples de lois ou projets de lois mémorielles : Gayssot (juillet 1990), Taubira sur l’esclavage (mai 2001), sur la présence française en outre-mer (février 2005) et la reconnaissance du génocide arménien et la pénalisation de sa négation (janvier 2001 et depuis décembre 2011). Avant de donner mon avis sur l’intérêt et les risques induits par l’introduction de lois mémorielles dans l’arsenal juridique français, prenons le temps de resituer les faits et les buts des différentes lois.

 

La loi dite “Gayssot” contre le négationnisme des crimes de l’Allemagne nazie :

 

Tout d’abord commençons par la loi Gayssot [2]. Ce texte de loi, voté le 14 juillet 1990, prévoit la modification de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 par l’introduction d’un article 24bis. Ce dernier stipule que :

Seront punis des peines prévues par le sixième alinéa de l’article 24 ceux qui auront contesté, par un des moyens énoncés à l’article 23, l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale.

Le crime contre l’humanité étant alors entendu [3] comme

l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime.

Le but affiché est donc de lutter contre toute propagation d’une pensée niant la véracité de l’existence de certains crimes contre l’humanité, notamment les génocides. A l’époque, le texte visait essentiellement à permettre d’interdire la diffusion du négationnisme [4], notamment en ce qui concerne la Shoah. On peut malgré tout noter que le texte est assez large pour dépasser le simple cadre historique de la période 1939-1945. Depuis le vote de la loi et l’introduction de l’article 24bis, le texte n’a été modifié que sur des points extrêmement mineurs.

 

La loi dite “Taubira” sur l’esclavage et la loi sur le “rôle positif” de la présence française en outre-mer :

 

En deuxième lieu, étudions désormais examiner les tenants et les aboutissants de la loi Taubira [5]. Celle-ci est intimement liée à la loi, postérieure, du 23 février 2005 sur la présence française outre-mer. C’est pourquoi elles doivent être traitées ensemble. Les trois principaux articles de la loi Taubira expliquent que :

Article 1er

La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du XVème siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité.

Article 2

Les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent. La coopération qui permettra de mettre en articulation les archives écrites disponibles en Europe avec les sources orales et les connaissances archéologiques accumulées en Afrique, dans les Amériques, aux Caraïbes et dans tous les autres territoires ayant connu l’esclavage sera encouragée et favorisée.

Article 3

Une requête en reconnaissance de la traite négrière transatlantique ainsi que de la traite dans l’océan Indien et de l’esclavage comme crime contre l’humanité sera introduite auprès du Conseil de l’Europe, des organisations internationales et de l’Organisation des Nations unies. Cette requête visera également la recherche d’une date commune au plan international pour commémorer l’abolition de la traite négrière et de l’esclavage, sans préjudice des dates commémoratives propres à chacun des départements d’outre-mer.

Cette dernière s’adosse donc avec force à la définition de crime contre l’humanité de la loi Gayssot. Ce n’est pas pour autant un simple amendement de cette dernière puisqu’on notera, avec amertume, que le législateur force la main des programmes de recherches. En effet, il est désormais obligatoire d’accorder “à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent”. Toutefois, il n’est précisé à aucun moment cette dite place. Malgré cela à l’époque la loi n’est pas tellement contestée [6] par les historiens. Cela va tout autrement à partir du débat sur la loi du 23 février 2005 [7]. Dans sa version initiale, l’article 4 prévoyait que :

Les programmes de recherche universitaire accordent à l’histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite. Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit. La coopération permettant la mise en relation des sources orales et écrites disponibles en France et à l’étranger est encouragée.

C’est cette disposition et les suites de l’affaire Olivier Pétré-Grenouilleau [8] qui ont provoqué le branle-bas de combat général des historiens, connu comme “l’appel des 19 historiens” [9]. Suite à cela deux camps se forment au sein de la corporation historienne, Liberté pour l’Histoire et le Comité de Vigilance sur les Usages publics de l’Histoire.

 

Reconnaissance et pénalisation de la négation du génocide arménien :

 

Enfin, occupons nous des lois et projets de loi concernant le génocide arménien. La polémique commence avec la loi du 29 janvier 2001 [10]. Celle-ci contient un article unique affirmant :

La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915.

La présente loi sera exécutée comme loi de l’Etat.

Le but est donc d’interdire le questionnement sur le sujet en le figeant comme une vérité éternelle. Certes, il est plus que probable que l’Etat Ottoman ait commandité le génocide de la population arménienne entre avril 1915 et juillet 1916, mais le relativisme, du fait de la fréquente impossibilité de l’exhaustivité des sources, impose de laisser la possibilité du doute tant que l’exhaustivité n’est pas atteinte. Pour résumer, à la date d’aujourd’hui, 11 juillet 2012, je pense, et l’ensemble de la communauté scientifique le pense aussi, que le génocide arménien a existé et que sa responsabilité doit en être imputé à l’Etat Ottoman. Néanmoins, admettons que si demain on retrouve des écrits qui font état qu’il s’agit, par exemple, d’un complot franco-anglais pour discréditer les Ottomans, le chercheur qui publie pourra se voir poursuivi par un plaignant quelconque sur la base de cette disposition. Au final, la recherche historique est sclérosée par cette épée de Damoclès au-dessus des historiens. Et c’est là que le bas blesse…

 

La loi ne saurait dire l’histoire :

 

S’il faut regretter les ingérences du pouvoir politique, peu importe la couleur de celui-ci, il est également nécessaire de prendre garde à une autre menace qui pèse sur le juste combat des historiens : la récupération politique. En effet, ça et là sur internet on retrouve des textes, de la part d’auteurs probablement situés entre la droite et son extrême [11] et l’antisionisme islamique [12], expliquant tout le mal qu’ils pensent des lois mémorielles. Ce qui, à mon sens, pose problème c’est que les arguments traditionnels des historiens, les nécessaires libertés d’expression et de ton ainsi que l’indépendance de la recherche historique, sont mélangés au milieu de leurs arguments sur le caractère “pro-juif” de ces lois. Cela était vrai pour le débat suite à l’appel des 19 historiens et j’ai peur que cela le soit également au cours du futur débat sur la pénalisation de la négation des génocides [13]. Seul l’avenir nous le dira, mais je suis relativement pessimiste… Espérons que les historiens, amateurs mais surtout universitaires, vont se mobiliser à la hauteur des enjeux.

Pour conclure, je ne peux que citer la sagesse de Robert Badinter [14] :

Les lois mémorielles, que j’appelle des lois compassionnelles, sont faites pour panser des blessures et apaiser des douleurs (…) et n’ont pas leur place dans l’arsenal législatif. (…). La loi n’a pas à affirmer un fait historique, même s’il est indiscutable.


[1] “Projet de loi fédérale ”Sur des modifications du Code pénal de la Fédération de Russie”Liberté pour l’Histoire (6 mai 2009) (Dernière consultation le 11 juillet 2012)

[2] “Loi n°90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe”, Legifrance. Publié au Journal Officiel le 14 juillet 1990. (Dernière consultation le 11 juillet 2012)

[3] “Accord concernant la poursuite et le châtiment des grands criminels de guerre des Puissances européennes de l’Axe et statut du tribunal international militaire”, 8 août 1945. Disponible sur le site internet du Comité International de la Croix-Rouge (Dernière consultation le 11 juillet 2012)

[4] “Le négationnisme: définition(s)”phdn.org (Pratique de l’histoire et dévoiements négationnistes) (Dernière consultation le 11 juillet 2012)

[5] “Loi n° 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité”Legifrance. Publié au Journal Officiel le 23 mai 2001. (Dernière consultation le 11 juillet 2012)

[6] Naudin C., “La loi Taubira et les historiens”Histoire pour tous (10 mai 2012) (Dernière consultation le 11 juillet 2012)

[7] “Loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés”Legifrance. Publié au Journal Officiel le 24 février 2005. (Dernière consultation le 11 juillet 2012)

[8] Daireaux L., ” “L’affaire Olivier Pétré-Grenouilleau” : éléments de chronologie”Clionautes (4 janvier 2006) (Dernière consultation le 11 juillet 2012)

[9] “L’appel des 19 historiens : “Liberté pour l’histoire !” “Section de Toulon de la Ligue des Droits de l’Homme (9 janvier 2006) (Dernière consultation le 11 juillet 2012)

[10] “LOI n° 2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915”Legifrance. Publié au Journal Officiel le 30 janvier 2001. (Dernière consultation le 11 juillet 2012)

[11] Pour ce qui est de la critique d’extrême-droite, on pourra trouver un exemple dans l’article de Noix Vomique, “Il était une fois la loi Taubira”Causeur (24 mai 2012). A noter que cette pensée semble également faire son entrée au sein de l’UMP, parti de droite parlementaire, à travers certaines déclarations d’Eric Zemmour lors d’une réunion du parti. A ce sujet, cf., par exemple, “Zemmour à l’UMP, “une dérive inquiétante” “Europe 1 (1er mars 2011) (Dernières consultations le 11 juillet 2012)

[12] “L´intifada des historiens français. 19 historiens français disent NON au terrorisme intellectuel juif”Radio Islam (Dernière consultation le 11 juillet 2012)

[13] “Hollande veut pénaliser la négation du génocide arménien”Libération (8 juillet 2012) (Dernière consultation le 11 juillet 2012)

[14] Emery E., “Affaire Pederzoli : le curieux destin d’Olivier Pétré-Grenouilleau”Marianne.net (14 octobre 2010). Je souligne le passage. (Dernière consultation le 11 juillet 2012)

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