[France] De nouvelles récupérations de figures historiques par le Front national

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jaures-FNSi des personnes m’avaient déjà alerté sur la très nette propension du Front National à récupérer politiquement la figure historique “de gauche” de Jean Jaurès [1], je n’avais eu ni le temps ni l’occasion de traiter ce problème. Jusqu’à présent.

En effet, il y a quelques jours Octave Nitkowski, jeune blogueur nordiste de 17 ans, a mis en évidence une nouvelle récupération politique du fondateur de L’Humanité [2]. Le blogueur explique que le quiproquo prend place suite à la distribution du calendrier 2014 de Steeve Briois, candidat Front National aux prochaines élections municipales dans la commune d’Hénin-Beaumont et cadre du mouvement frontiste. Le problème est que dans l’almanach frontiste on peut lire, dès la première page, cette citation, non sourcée… , de Jean Jaurès :

Il ne faut avoir aucun regret pour le passé, aucun remords pour le présent, et une confiance inébranlable pour l’avenir.

A travers cet article, je voudrais toutefois dépasser le strict “cas Jaurès”, car il a déjà été bien traité, notamment par la Société d’études jaurésiennes. De fait, le parti fondé par Jean-Marie Le Pen fait feu de tout bois en ce qui concerne les récupérations politiques.

 

De Roger Salengro à Charles de Gaulle :

 

SalengroLe premier exemple que je vais prendre concerne Roger Salengro, homme politique socialiste et ministre durant le premier gouvernement Blum durant le Front populaire. Au cours des élections européennes de 2009, les citoyens appartenant à la circonscription Nord-Ouest ont pu découvrir l’affiche suivante (photo ci-contre).

A l’instar de celle sur Jaurès pour la même occasion, l’affiliation est claire. L’utilisation de l’homme “de  gauche” a pour but de légitimer le discours sur la préférence nationale du parti d’extrême-droite, thématique toujours présente dans le programme politique [3] sous l’expression de “priorité nationale”.

Les personnages “de gauche” – en ce sens qu’ils étaient considérés comme faisant partie de la gauche à leur époque – , ne sont pas les seuls a avoir été repris et détournés par le Front National. Toujours lors des élections européennes de 2009, le parti a cherché tiré argument d’une citation du général De Gaulle [4] pour se mettre dans les pas du “grand Charles”. Plus récemment, Florian Philippot, numéro 2 du parti et candidat aux municipales dans la ville lorraine de Forbach, s’est illustré par deux manifestations tendant à mettre sa scène sa récupération de Charles de Gaulle. Dans un premier temps, en novembre dernier il s’est rendu sur la tombe du général [5] pour la fleurir à l’occasion du 42ème anniversaire de sa mort. Par la suite il a publié le logo de sa campagne (ci-dessous), un mélange entre la croix de Lorraine gaullienne et la flamme du Front National.

Logo-Florian-Philippot

Tout cet habillage gaullien est, soit dit en passant, très intéressant du point de vue idéologique, surtout lorsque l’on sait qu’une bonne partie partie des membres fondateurs du Front National sont soit d’anciens collaborateurs, soit des résistants de droite ayant rompu avec de Gaulle au moment de la question algérienne ainsi que quelques membres de l’OAS, ennemis farouches de “l’homme du 18 juin”.

 

Un personnage historique est-il toujours “de gauche” ou “de droite” ? :

 

S’il est nécessaire de condamner ce qui est, de toute évidence, une récupération politique de figures historiques qui ne sont pas affiliées, traditionnellement, au parti d’extrême-droite – et donc permettre de clamer avec force, comme veut le faire croire Marine Le Pen [6], que le Front National n’est pas classable à l’extrême-droite sur l’échiquier politique, – cela pose malgré tout la question de l’identification de personnages ou de faits historiques comme intrinsèquement liés à certains partis. Par exemple, la Commune de Paris est plutôt liée à l’imaginaire de gauche alors que le général De Gaulle est considéré comme figure tutélaire d’une certaine partie de la droite parlementaire [7]. Pour la Deuxième Guerre mondiale et la Résistance, la gauche pouvait, jusque récemment, être représentée par Guy Môquet, et la droite, notamment Nicolas Sarkozy, s’identifie plus facilement dans l’action et la mort tragique de Georges Mandel.

De fait, je pose la question : les personnages historiques sont-ils enfermables en bloc et pour toujours dans un camp politique ? Oui, les personnages comme Salengro ou Jaurès se reconnaissaient et étaient reconnus, de leur vivant, comme “de gauche” – en ce sens qu’ils s’asseyaient du côté gauche d’un hémicycle parlementaire – , mais cela veut-il dire qu’ils seront pour toujours “de gauche” ? Bien sûr si l’on considère le moment de leur prise de parole et d’existence, mais pas nécessairement pour l’époque actuelle. En somme, autant Jean Jaurès – le fondateur de L’Humanité n’étant pris qu’à titre d’exemple – était ce que l’on considérait comme “de gauche” au cours des années 1910, autant cette affiliation n’est plus (théoriquement) pertinente en 2014, la société changeant ses catégories politiques au fil de ses évolutions internes. En ce sens, placer encore actuellement toute la doctrine de Jaurès – mais cela vaut aussi, toutes proportions gardées, pour d’autres personnages comme De Gaulle par exemple – comme encore totalement “de gauche”, c’est plaquer un fait valable dans un temps donné (du vivant du Jaurès) sur une réalité politique qui ne se conçoit plus de la même manière en 2014, les catégories de gauche et de droite ayant évoluées.

In fine, si une partie de la pensée de Jaurès peut encore être considérée comme entièrement “de gauche” selon les catégories de 2014, cela ne vaut pas forcément pour l’ensemble de la prose jaurésienne. De fait, Jaurès est un homme de son temps et sa pensée ne se comprend qu’en rapport avec cette époque. Idem pour Jules Ferry. Si le citoyen républicain de 2014 peut apprécier l’établissement d’une scolarisation obligatoire, laïque et gratuite, il est plus souvent réticent autour de la pensée colonialiste de Ferry. L’historien, lui, prend ces deux faits comme une composante de la pensée de Jules Ferry, sans émettre de jugement de valeur à priori.

Toutefois, de l’autre côté, affirmer que Jaurès et Salengro voteraient Front National actuellement, c’est nier la spécificité de l’époque respective dans laquelle ces personnages vivaient, époque à laquelle le clivage droite/gauche (et plus encore extrême-droite/extrême-gauche) se plaçait sur d’autres terrains. Le classement de la doctrine politique de certains personnages dépend donc de la pensée originelle du protagoniste, mais aussi de la manière dont elle est reçue par la société. Or, cette réception de la doctrine peut évoluer avec des bouleversements idéologiques et politiques internes. C’est en ce sens que je conçois que John Doe pouvait être vu comme résolument de droite il y a 100 ans et comme de gauche à l’horizon, admettons, 2050.

 

Conclusion :

 

Pour finir, je voudrais réaffirmer que mon ambition n’est pas de faire dans “l’anti-Jaurès” ou de justifier les récupérations de personnages ou de symboles historiques par le Front National, ou un quelconque autre parti politique. Mon idée première a été de m’interroger sur l’historicité de la postérité de l’image de certains grands personnages. Fondamentalement, ceux-ci sont des résultats de leur temps et de leur vécu donc leur pensée, notamment politique, est l’émanation de leur biographie. Par conséquent, pour bien comprendre le personnage en question, il est nécessaire de se replonger dans le contexte de l’époque. De ce fait, décontextualiser le personnage pour affirmer qu’il voterait pour X ou Y aujourd’hui est une hérésie pure. Dans le même temps, il m’est d’avis que ce même personnage ne saurait relever exclusivement d’un camp politique ou d’un autre, il appartient uniquement à celui qui se place profondément – et non superficiellement pour des raisons de communication politique comme le Front National avec Jaurès, Salengro ou De Gaulle) dans son sillage. Et pour cela il n’est pas nécessaire de militer dans un parti politique.


[1] Boscus A., Cazals R., Faury J., Pech R., Trempé R., Antonini B. et Poumarède J., “Quand le FN assassine Jaurès une seconde fois…”Jaurès.info (Dernière consultation le 29 janvier 2014)

[2] Nitkowski O., “Quand le Front national cite Jean Jaurès”Le Huffington Post (27 janvier 2014) (Dernière consultation le 29 janvier 2014)

[3] “Notre projet. Programme Politique du Front National”Frontnational.com. On trouvera, par exemple, l’expression en question à la page 12. (Dernière consultation le 29 janvier 2014)

[4] “FN : LES AFFICHES DE CAMPAGNE”L’Est Républicain (4 mars 2012) (Dernière consultation le 29 janvier 2014)

[5] “Le FN Florian Philippot sur la tombe du général de Gaulle”Le Parisien (9 novembre 2012) (Dernière consultation le 29 janvier 2014)

[6] Licourt J., “Le FN est-il d’extrême-droite ?”Le Figaro (12 octobre 2013) (Dernière consultation le 29 janvier 2014). Idée également partagée par Henri Guaino (UMP). Cf. Raulin N., “Pour Guaino, le FN n’est pas d’extrême droite”Libération (16 décembre 2013) (Dernière consultation le 29 janvier 2014)

[7] Anciennement le RPR, mais désormais le flambeau est repris par Debout la République. Cf. “Hommage de DLR à Elisabeth de Gaulle”Debout la République (5 avril 2013) (Dernière consultation le 29 janvier 2014)

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