[Compte-rendu] Pierre-François Souyri, Histoire du Japon médiéval, 2013

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Portrait à cheval d’Ashikaga Takauji (1305-1358), fondateur et premier shogun du shogunat Ashikaga. © Wikimedia Commons

Dans l’univers occidental, l’histoire du Japon avant la Deuxième guerre mondiale est relativement mal connue. Hormis le début chaotique du régime impérial de l’ère Meiji, illustrée par un film comme Le dernier samouraï [1], ou la mise en place de son prédécesseur, notamment à travers la série de jeux vidéos Shogun Total war, le reste est plutôt méconnu [2]. Peu de gens auront, par exemple, entendu parler de la guerre du Gempei ou de celle d’Ônin, des conflits pourtant capitaux dans l’histoire de l’archipel. Cette Histoire du Japon médiéval va permettre de combler quelque peu une partie de ce vide. En effet, dans ce livre Pierre-François Souyri s’attache à expliquer les évolutions politique, sociale et culturelle de la société nipponne durant ces quatre siècles majeurs.

 

L’auteur et le livre :

 

Après avoir été professeur ou directeur de différentes universités et institutions – notamment l’INALCO, l’EFEO et la Maison franco-japonaise de Tokyo -, Pierre-François Souyri officie désormais à la tête du département de japonais de l’université de Genève. Si ses recherches portent principalement sur le Japon “médiéval”, elles s’étendent également à l’histoire de la pensée politique dans le Japon contemporain et à la formation des sciences sociales aux époques moderne et contemporaine. Avant cette Histoire du Japon médiéval, il avait – notamment – publié une Histoire du Japon [3]. Récemment, il est lauréat des prix Guizot et du livre d’Histoire du Sénat pour Moderne sans être occidental, aux origines du Japon d’aujourd’hui [4].

L’édition que je possède est une version revue et augmentée d’un chapitre – le dernier – par rapport à l’édition originale parue en 1998. De même, la bibliographie a été actualisée. De fait, la présentation formelle du livre est pour le moins étrange, j’y reviendrai plus tard. En effet, après un “Avertissement” (p. 9-10) et une – utile – “Chronologie de l’histoire japonaise autour du Moyen Age” (p. 11-20), le récit commence directement par le premier chapitre. Dans ce dernier (“Lever de rideau”, p. 21-47) et les deux suivants (“La fin d’un monde”, p. 49-75, et “La crise de la fin du XIIème siècle”, p. 77-113), Pierre-François Souyri détaille les raisons et le déroulement de la mise en place du shogunat de Kamakura en 1185. La seconde partie du livre s’étend sur cette période de Kamakura (1185 – 1333). Après avoir mis en évidence le système de gouvernement (“Kamakura, le régime des guerriers”, p. 115-143), l’auteur explique en détail les transformations culturelles (“Kamakura, une société qui s’interroge”, p. 145-177) et sociales (“Kamakura, une société en mutation”, p. 179-210). Puis, après avoir détaillé la chute du shogunat de Kamakura (“Le second Moyen Age. Le grand tournant du XIVème siècle”, p. 211-244) et l’instauration finale du shogunat Ashikaga, l’auteur met en lumière les évolutions économiques (“Splendeur et misère du siècle de Muromachi. Apogée des Ashikaga et développement des échanges”, p. 281-314) et socio-culturelles (“Splendeur et misère du siècle de Muromachi. Troubles et culture nouvelle”, p. 315-349). Si le shogunat des Ashikaga est officiellement effectif entre 1336 et 1573, les shoguns perdent définitivement le pouvoir réel suite à la guerre d’Ônin (1467-1477). On entre dès lors dans l’époque Sengoku (1467-1573), période traitée par deux chapitres (“L’époque Sengoku. Communes, ligues religieuses et associations de quartier”, p. 351-387 et “L’époque Sengoku. Les seigneurs de la guerre en quête d’autorité”, p. 389-416). Enfin, en guise de conclusion, l’auteur s’essaye à une étude comparatiste entre Japon et Occident (“De la comparaison entre les sociétés médiévales d’Occident et du Japon”, p. 417-432). Sur le plan formel, après le corps du texte, l’ouvrage présente les “Notes” (p. 433-485), un “Glossaire des mots japonais”, p. 487-505) et une bibliographie (p. 507-514) séparant ouvrages en français, anglais et japonais. Quelques cartes agrémentent la lecture.

 

Critiques :

 

Si le livre est globalement de grande qualité, quelques points m’ont interrogé. Je voudrais d’abord revenir sur ces derniers avant d’émettre un avis définitif. De fait, outre des pinaillages savants, il y a matière à quelques remarques. J’irai du plus bénin au plus problématique. De fait, Pierre-François Souyri a décidé – et l’explique et l’assume dans l’avertissement – de privilégier les renvois bibliographiques vers des ouvrages japonais. Si l’intention de décloisonner une historiographie probablement foisonnante de son carcan linguistique pour la présenter au plus grand nombre, est on ne peut plus louable, il demeure que le livre de Pierre-François Souyri s’adresse au “grand public”, ou tout du moins à une audience plus large que les spécialistes. Or, dans sa majorité – dont je fais partie – cette dernière ne parle pas japonais. Par conséquent, malgré la connaissance de l’existence de cette historiographie, elle ne pourra pas aller plus loin dans sa quête d’informations.

Par ailleurs, l’un des points qui interroge le plus dans l’ouvrage de Pierre-François Souyri concerne des questions méthodologiques. Ici deux faits ont retenu mon attention. Le premier tient à la structure du livre. En effet, l’ouvrage ne possède pas d’introduction ou de conclusion à proprement parler. Par conséquent, le bornage chronologique n’est que rapidement évoqué et pas du tout justifié. Or, et cela rejoint le second point, le choix des années 1570-1580 mériterait une plus ample discussion historiographique ou épistémologique que les rachitiques lignes des pages 414-415. Surtout qu’une fin de la période “médiévale” japonaise [5] avec la mise en place du shogunat Tokugawa au début du XVIIème siècle pourrait faire sens, En effet, cela aurait pour mérite de clore le récit d’une période de désordre commencée avec le délitement du shogunat Ashikaga au milieu du XVème siècle. Je suis bien conscient que tout bornage chronologique est arbitraire, mais avec celui-là Pierre-François Souyri lâche la main du lecteur alors qu’il n’est pas encore sorti du bois.

Un autre élément méthodologique à méditer concerne une certaine volonté comparatiste à la fin du l’ouvrage. En cela, comme il le rappelle fort justement, il ne fait que se placer dans une veine historiographique tant japonaise qu’occidentale, certains savants japonais du XIXème siècle ayant eu à coeur de s’inscrire dans le sillage occidental pour mieux s’éloigner de toute référence chinoise, signe de décadence. De fait, si la perspective peut être intéressante et parfois féconde, elle est malgré tout  minée par un défaut : la dissymétrie des termes comparés. En effet, même dans une acception minimale de l’expression “Occident médiéval”, par ailleurs jamais circonscrit par l’auteur, à un espace entre le Tage et l’Oder en passant par la Tamise et le Pô, cela revient à comparer des territoires foncièrement différents. Si l’un est régi par une seule culture, l’autre est pluriculturelle, même si unie par une culture chrétienne commune. Malgré cela, on mettra au crédit de Pierre-François Souyri de ne pas vouloir à tout prix faire coïncider les deux sociétés. Il met autant en avant les points de rapprochement que ceux qui les éloignent, surtout pour la fin de la période.

Enfin, le point le plus pénible de ce livre ne tient pas au travail remarquable de l’auteur, mais à celui catastrophique de son éditeur. Je ne saurais être affirmatif pour l’édition originale – aux éditions Maisonneuve et Larose – , mais celle de poche aux éditions Perrin, collection Tempus, est un saccage. Entre les typographies non respectées et l’absence de certains mots rendant quelques (rares) phrases bancales, c’est à se demander s’il y a eu un quelconque travail de relecture. Un exemple parmi d’autres, si les chapitres sont numérotés 1 à 13 , les renvois pour les notes de bas de page le sont entre 1 et 11…

Il demeure que cette Histoire du Japon médiéval est, malgré ces légers défauts, un bon livre. Bien construit, bien écrit et bien articulé entre chaque partie ou chapitre, l’auteur sait mettre en lumière des faits peu connus, tout du moins du public occidental non spécialisé. On pensera notamment à la farouche volonté des paysans et des membres de la classe des “petits guerriers” des XVème et XVIème siècles à vouloir se constituer en entités locales et autonomes, les ikki. Ces dernières ont pour vocation de souder la communauté locale pour résister aux tentatives de contrôle des administrations nobiliaires ou à l’étreinte des seigneurs de guerre. Plus qu’un simple outil de défense ou de renforcement, cela semble devenir, notamment à l’époque de Muromachi, quoique déjà en germes durant le shogunat de Kamakura, un certain art de vivre. Art de vivre perçu à l’époque comme une façon de mettre le monde “à l’envers”. Ces différents points sont démontrés avec brio par Pierre-François Souyri. Par ailleurs, hors de ces rassemblements, je suis resté stupéfait devant la capacité des populations paysannes à se défaire, par la fuite ou la protestation pour l’obtention de remises de dettes, de la part des autorités shogunales, de la pression fiscale seigneuriale. 

En outre, l’auteur met bien en lumière les différences religieuses et la profusion culturelle de cette époque riche, que ce soit par l’éclosion des différentes tendances du bouddhisme – dont le zen -, l’éclosion de la secte ikko, secte bouddhiste au départ vouée au prêche vers les humbles, mais qui se mue rapidement en organisation militaro-religieuse. Ou l’émergence des fondations de la culture japonaise traditionnelle, encore vivante à notre époque.

Idem, grâce à un style d’écriture puissant mais tout à fait abordable par le plus grand nombre Pierre-François Souyri réussit à “faire vivre” (même si cette expression peut être problématique et plus ou moins galvaudée), ou du moins rendre passionnant l’examen des transformations des structures économiques et sociales. Outre une argumentation toujours claire et détaillée et un point de vue nuancé, cette qualité dans le récit est certainement l’un des attraits principaux de cette Histoire du Japon médiéval.

 

Conclusion :

 

De fait, malgré les légers défauts signalés précédemment, cette Histoire du Japon médiéval sera une bonne et roborative introduction pour l’étude et/ou un intérêt personnel pour cette période. Et ce autant pour un public historien que non-historien. Et outre la joie de l’acquisition de connaissances, il constituera également un lecture agréable. Un livre à mettre dans de nombreuses mains donc. Et qui permettra, espérons, de lutter contre l’image classique d’un Japon immuable, toujours fait d’harmonie et de respect des personnes et des hiérarchies.


[1] On trouvera des critiques sur les erreurs et parti pris du film dans Wittner F., “Le dernier samouraï : de la réalité au rêve”, Histoire et Images Médiévales (28 octobre 2014). Mais aussi dans une vidéo d’Herodot’com, Moviztorique : Le Dernier Samouraï”, YouTube (mise en ligne le 3 novembre 2015) (Dernières consultations le 12 août 2016)

[2] Mais vous pourrez en apprendre plus à travers les différentes documentaires présents sur le site.

[3] On pourra trouver d’autres informations sur la page de Pierre-François Souyri sur le site internet de l’université de Genève. (Dernière consultation le 12 août 2017)

[4] Cf. le site internet de l’Académie Française (pour le prix Guizot) et du Sénat (pour le prix du livre d’histoire du Sénat) (Dernières consultations le 12 août 2017)

[5] J’ai déjà parlé ailleurs du problème d’européocentrisme de ce choix sémantique. Gageons qu’il s’agit là d’une concession de Pierre-François Souyri pour une meilleure compréhension.

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