[Taïwan] Chthonic et l’histoire. Une vision plus fine que prévue

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Freddy Lim, fondateur de Chthonic, brandissant un drapeau tibétain lors d’un concert lors d’un festival. Date et lieu inconnus. © Wikimedia Commons

Après un premier article qui leur était consacré il y a de cela plusieurs mois, je reprends la plume pour reparler du groupe de métal taïwanais Chthonic et de leur vison de l’histoire. Si dans un premier temps je m’étais montré sceptique et suspicieux, notamment autour des engagements de Freddy Lim, je dois avouer que mon point de vue a un peu changé, au moins en partie.

Cette légère modification fait suite à la découverte de nouveaux documents, notamment des vidéos. Bibliographiquement, je suis toujours à la recherche d’une histoire générale de l’île de Formose et de ses habitants en langue française, mais jusqu’à présent mes recherches n’ont pas réellement abouties. Suite à un tweet au site Taiwan Info [1], celui-ci m’a renvoyé directement vers plusieurs titres. Si je prends ce complément d’informations avec joie, il n’en demeure pas moins que je n’ai pas eu la possibilité de me pencher sur le fond de ces ouvrages donc je ne saurais évaluer leur qualité.

Il est possible de glaner des éléments au sein du sixième tome de la Cambridge History of Japan [2] ou dans la Cambridge History of China [3] pour la période précédant la colonisation japonaise, mais cela ne nous renseigne pas réellement sur les cultes et les légendes des populations de l’île, ce qui semble être un référentiel important dans les paroles de Chthonic. Je dois donc, encore, me contenter de suppositions et d’hypothèses sans réels appuis historiographiques pour guider mon chemin.

 

Des inspirations de différents folklores :

 

La première vidéo que je voudrais mettre en avant concerne le nom même du groupe. Dans une interview publiée sur Youtube en novembre 2007, et probablement réalisée au cours de la tournée mondiale “UNlimited Tour” en 2007 suite à la sortie de Mirror of retribution, par le site internet getinthepit.fi [4]. Plusieurs éléments peuvent être extraits de ce document.

Tout d’abord le nom du groupe, comme on pouvait s’y attendre, à une signification mythologique. Vers 1’00” Freddy Lim affirme :

It’s from mythology. Greek mythology. […] [It means] gods from the underworld.

Il fait bien entendu référence aux divinités grecques chtoniennes comme Gaïa. Cette référence à une mythologie est un topos assez fréquent dans le métal et le hard rock, comme le prouve la recension de groupe et d’imaginaires dans cet article de Nicolas Bénard pour la revue Sociétés [5]Toutefois, si l’historien voit très juste dans l’attraction de certains sous-genres du métal, notamment le Pagan Metal, pour certains replis identitaires, je ne crois pas que, malgré l’on puisse retrouver cette tendance chez Chthonic, et malgré les nombreuses références historiques.

En effet, le discours autour de l’Histoire de Chthonic est, comme je vais le démontrer ci-après, beaucoup plus fin et nuancé qu’un simple bréviaire nationaliste et identitaire, ce qui n’est pas pour tant une hypothèse à écarter d’un revers de main.

Par ailleurs, leur inspiration provient des légendes puisque comme le dit le guitariste Jesse Liu (vers 2’10” dans la première vidéo) :

Because most of our stories in the albums are the true stories of Taiwanese […]. Asian stories. They have a lot of sadness and tragedy in the story so we need this kind of instruments [la conversation tournaient autour du erhu, une sorte de violon taïwanais ndlr] to bring the emotional things.

Outre cela, à cette époque, fin de l’année 2007, Freddy Lim affirme (vers 5’30” dans l’interview) que le passé de l’île de Formose est une

“history full of sadness”

notamment du fait des (brèves) colonisations hollandaise et espagnole puis des installations plus pérennes de la Chine et du Japon.

 

Une profonde aversion pour le Kuomintang et la Chine communiste :

 

Par ailleurs, l’album – Mirror of retribution – revêt un relatif caractère anti-Kuomintang, puisqu’il conte l’histoire de l’incident 228 et de la 27ème Brigade, une force taïwanaise qui lutta contre les troupes du Kuomintang installée à Taïwan, l’île étant leur base arrière dans la lutte contre les communistes. Outre le texte d’accompagnement présent sur le site officiel du groupe – dont la date de composition n’est signifié nulle part – , une vidéo a été tournée à l’époque pour expliquer le concept de Mirror of Retribution [6].

Si la vidéo fait l’impasse sur les détails et les différents acteurs politiques de l’épisode, il n’en demeure pas moins que le caractère “anti-KMT” de Mirror of Retribution prend forme lorsque l’on se rappelle que la chanson “UNlimited Taïwan”, dont le clip [7] met en avant la lutte de la population locale pour la démocratie et contre la dictature des membres du Kuomintang.

La vidéo d’accompagnement pour Mirror of Retribution donne droit à un autre commentaire. De fait, vers 1’10”, l’incident 228 est relaté comme ceci :

1947, Taipei broke out 228 Massacre. On March 9, the 21st Division of heavily arme Chinese troops landed in the northern port of Keelung, sparking a bloody massacre of innocent civilians that continued unabated for weeks. The troops marched south and arrived in the central city of Taichung. In a brave effort to resist the Chinese forces, several young people in central Taiwan formed a volunteer militia, known as the 27th Brigade. […] When his partners in the troupe left to join the rebels of the 27th Brigade in fighting back the Chinese invaders, Tsing-guan made a solemn pact […].

Il est intéressant de constater que les Chinois du Kuomintang sont considérés comme des envahisseurs cruels venant violenter la tranquillité d’un peuple qui n’aurait rien demander. On sent poindre une certaine forme de “roman national” ici. Toutefois, je m’y connais encore trop mal en histoire et en historiographie taïwanaise pour déceler la genèse de cette idée. Par ailleurs, pour bien comprendre tout ce qui se cache derrière il faut bien avoir à l’esprit que Taïwan est une nation en pleine construction, et que si elle sait avoir un fond culturel chinois très important, elle n’en crée pas moins en ce moment un “vivre ensemble” national proprement taïwanais. Pour plus d’explications sur cette montée de la notion de nation à Taïwan, je renvoie à un article récent paru dans la revue Hérodote [8] ainsi que le livre un peu plus ancien de Chantal Zheng et Christine Chaigne [9].

Il serait possible de tirer argument de la phrase “Let me stand up like a Taiwanese” dans la chanson Supreme Pain of the Tyrant – extrait de  l’album Bù Tik sorti en 2013 – pour appuyer l’idée d’un certain “nationalisme”, mais cela serait pousser trop loin l’interprétation étant donné le contexte de la chanson. En effet, dans la description de la vidéo du clip officiel, Chthonic explique [10] :

Inspiration of this song :
on April 24, 1970, a member of the World United Formosans for Independence Peter Huang (黃文雄) attempted to assassinate Chiang Ching-kuo (蔣經國), who was the Vice Premier of the Republic of China at the time in front of the Plaza Hotel in New York. The attempt ended in failure, however, when pushed to the ground by security personnel, Huang shouted “let me stand up like a Taiwanese !”

Outre une certaine morgue contre le Kuomintang, Chthonic se distingue par une critique acerbe de la Chine communiste. Cela se ressent dans le thème même de “UNlimited Taiwan”, mais aussi dans d’autres prises de positions. En cherchant des informations sur le groupe, leur fiche Wikipédia en anglais a été portée à ma connaissance et sur celle-ci le rédacteur a ajouté une photo de Freddy Lim brandissant un drapeau tibétain (photo ci-dessus). De même, lors de leur passage au festival Bloodstock en 2012, les spectateurs ont pu entendre cette harangue [11] :

In the whole world we are celebrating the Olympics, […] there is no taiwanese team. Our team, our national team, has been called Chinese fucking Taipei. Fucking bullshit, right ? Yeah, because of the Chinese communists pressure, then Olympic Game just feel like “Oh we can’t call you Taiwan sorry, we have to call you Chinese fucking Taipei”.

A savoir que le pouvoir de Pékin leur rend bien cette morgue puisque le groupe est officiellement interdit de concert en Chine populaire [12].

 

Des nationalistes taïwanais ? :

 

A la lumière des éléments que je viens d’exposer, le lecteur attentif pourrait noter avec raison qu’il y a peu de différences entre mes conclusions et l’analyse plus générale de Nicolas Bénard sur les groupes de métal et la passion identitaire. Toutefois, Chthonic possède, je crois, quelque chose de supplémentaire. Outre les autres documents que je vais présenter ci-après, l’étude de ceux déjà mis en avant me laisse plutôt l’impression d’un patriotisme positif et auto célébrant (“Mon pays et ma culture sont fantastiques”) plutôt qu’un nationalisme négatif et discriminatoire (“Taïwan aux Taïwanais”). Il n’en demeure pas que ce nationalisme ne saurait être éliminé entièrement, l’auto-glorification et la critique d’autrui n’étant que les deux facettes d’une même médaille. Cette vision semble être confirmée par un extrait d’une nouvelle vidéo. Dans celle-ci Freddy Lim dit ceci (vers 1’50”) [13] :

I’m not talking in the scheme of nationalism chivalry, not something like love your motherland for your country

En se penchant encore un peu plus profondément dans la biographie de Freddy Lim, grâce à quelques informations distillées par Doris Yeh dans une interview récente (entre 2’40” et environ 3’50”) [14], on apprend que le chanteur est passionné d’histoire, ce que l’on pouvait déjà déceler dans l’interview de 2007. De même, le titre de certaines chansons ont des références historiques implicites. Par exemple pour “Broken Jade”, Freddy Lim explique [15] (vers 5’00”) s’être inspiré de la propagande impériale japonaise en ces termes :

“Rather become broken as jade than stay complete as roof tile.” At the time, the Japanese raised idea of “100 millions pieces of broken jade” meaning that, all Japanese, including the Taiwanese, the 100 million people in the empire should rather die than surrender

Par ailleurs, de la vidéo ci-dessus il est possible de retirer quelques informations sur les ambitions de Chthonic et ses rapports à l’histoire. Dans un premier temps (vers 2’20”), Freddy Lim s’affirme d’une certaine manière comme un “passeur de mémoire” à propos des Taïwanais engagés dans l’armée impériale en prenant l’exemple des kamikazes. A ce propos deux citations sont intéressantes. 

Everyone has heard about the Kamikaze pilots, but not many knew that some pilots were Taiwanese. These stories were once intentionnaly kept from the public in Taiwan and are now forgotten by many in the mainstream society.  So in the album Takasago Army, I wrote about how the Taiwanese took part in World War II, and in Broken Jade, I emphasized participation of Taiwanese in suicide attacks.

[…] Actually, the ink and wash painting or the calligraphy used in the video were inspired by the farewell letters left by these soldiers. Well, not just the farewell letters, sometimes they would also write down their wishes for triumph, or “Long Live the Great East Asia War” or “Long Live the Emperor”, something like that. With hand-written calligraphy. The music video tries to present the true emotions. We wanted to present the memories that exist in the mind of a soldier or a pilot. We wanted to show, with graphics, the feelings of sorrow, the emotions in their minds.

A mon avis elles résument à elles seules la vision de l’histoire par Freddy Lim. Si l’enjeu de base est essentiellement la transmission d’une mémoire et de mettre en lumière les ressentis et émotions des protagonistes, elle ne se fait pas, peut-on croire, sur la base d’une vision fantasmatique du passé proche, notamment avec les Taïwanais comme population maltraitée par l’impérialisme japonais. Toutefois, je ne dois pas verser dans l’angélisme puisque s’il semble que dans l’album Takasago Army Chthonic respecte les faits historiques – même si on peut regretter l’absence de mention de sources ou de références historiographiques – , rien n’indique que cela soit le cas pour leurs autres productions. Enquête à suivre donc.

 

La nécessité de poursuivre l’enquête :

 

Pour conclure, je suis bien conscient qu’il serait possible (et souhaitable) de faire plus. Cela pourrait passer par une prise en compte plus systématique des paroles, une recherche plus exhaustive des interviews et prises de positions publiques (en vidéo et en papier) des membres du groupe et une étude plus approfondie du rapport entre les différents médias, notamment autour d’une interrogation sur les clips musicaux comme amplificateurs des paroles des chansons ou contenu pouvant opérer par soi-même. Il est serait par ailleurs intéressant de voir si les paroles et leur sens changent, ou non, selon les traductions. Pour cela il est nécessaire de maîtriser la langue taïwanaise, ce qui n’est toujours pas mon cas.

Néanmoins, à ce sujet on notera avec intérêt la présence (vers 3’00”) d’un couplet supplémentaire [16] dans la version anglaise de la chanson “49 Theurgy Chains” alors que dans la version taïwanaise ces quelques secondes sont uniquement instrumentales. Il n’en demeure pas moins que voilà où sont les limites de mon embryon de “recherche”. Toutefois, il me semble que cela permet, malgré tout, de tracer quelques esquisses qui pourraient servir de pistes de réflexion pour une investigation plus approfondie.


[1] Emanation directe du Ministère des Affaires étrangères de la République de Chine.

[2] Duus P., The Cambridge History of Japan, volume 6. The Twentieth centuryCambridge, 1989

[3] Peterson W.J.,  The Cambridge History of China, Volume 9, Part 1: The Ch’ing Empire to 1800, Cambridge, 2002

[4] “Interview with Chthonic”, YouTube (Mise en ligne par getinthepitTV le 20 novembre 2007) (Dernière consultation le 5 février 2014)

[5] Bénard N., “Les mythologies hard rock et métal : bricolage identitaire ou récit original ?”Sociétés 104 (2009/2), p. 65-72

[6“CHTHONIC – STORY BEHIND MIRROR OF RETRIBUTION | 閃靈Freddy 談十殿背後故事”YouTube (Mise en ligne par CHTHONIC 閃靈映像館 le 20 novembre 2007) (Dernière consultation le 5 février 2014)

[7] “ChthoniC “UNLimited TAIWAN” Short Film”, YouTube (Mise en ligne par chicagogio的頻道 le 3 août 2007) (Dernière consultation le 5 février 2014)

[8] Lepesant T., “Les relations Chine-Taïwan sous la présidence de Ma Ying-jeou : l’impossible statu quo”Hérodote 150 (2013)

[9]  Chaigne Ch. et Zheng C., Taïwan. Enquête sur une identité, Paris, 2000

[10] “CHTHONIC – Supreme Pain for the Tyrant -Official Video|閃靈 破夜斬”YouTube (Mise en ligne par CHTHONIC 閃靈映像館 le 10 juin 2013) (Dernière consultation le 5 février 2014)

[11] “CHTHONIC – We are Taiwan, not Chinese fucking Taipei. Bloodstock 2012”YouTube (Mise en ligne par CHTHONIC 閃靈映像館 le 14 août 2012) (Dernière consultation le 5 février 2014)

[12] Sneed M., “Made In Taiwan”Vice (1er septembre 2007) (Dernière consultation le 5 février 2014)

[13] “CHTHONIC – Freddy talked about TAKASAGO ARMY”YouTube (Mise en ligne par CHTHONIC 閃靈映像館 le 5 septembre 2011) (Dernière consultation le 5 février 2014)

[14] “Interview with Chthonic in Paris – 15 11 2013”YouTube (Mise en ligne par Social Alienation le 19 novembre 2013) (Dernière consultation le 5 février 2014)

[15] “Freddy tells the story behind Broken Jade”, YouTube (Mise en ligne par CHTHONIC 閃靈映像館 le 6 décembre 2011) (Dernière consultation le 5 février 2014)

[16] The tyrants genocide / Drives me to suicide / The tyrants genocide / Drives me to suicide

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