[HistoireEnCité] “Deutschland” de Rammstein, une certaine vision de l’histoire allemande

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Capture d’écran du clip “Deutschland” figurant la statue d’Albert le Grand édifiée au XIXème siècle.

Dans un précédent article, je suis revenu sur la (stupide) polémique qui a agité les médias autour du clip “Deutschand” de Rammstein. J’y renvois ceux qui seraient intéressés. En résumé, Rammstein n’a pas produit une vidéo antisémite, ni une œuvre souhaitant faire du marketing sur le dos de la souffrance des victimes et encore moins une tentative de valorisation du régime nazi [1]. 

Je voudrais à nouveau revenir sur cette dernière production car le procès en obscénité a quelque peu occulté les aspects historiques intéressants de ce mini-métrage. En effet, “Deutschland” – tant le clip que les paroles – sont des discours sur une certaine vision de l’histoire de l’Allemagne.

Outre son esthétique généralement sombre et froide, on peut s’intéresser aux choix des époques abordées. Ces derniers sont-ils signifiants ? Étant donné que résumer l’histoire allemande en environ 6 minutes est une gageure – et que de toute façon ce n’est pas le but du clip, celui-ci étant le support graphique d’une chanson – , j’ai tendance à penser que oui. Donc les choix représentatifs doivent être analysés en conséquence.

 

Retrouver les traces :

 

Dans lesprochaines lignes je vais essayer de mettre en évidence les références historiques présentes dans le clip ainsi que les dater. Même si j’appuierai ces constatations sur des analyses d’historiens parues dans la presse [2] et sur mes propres observations, le clip est tellement foisonnant que des détails peuvent être passés inaperçus. A noter également, l’analyse se concentrera sur la mise en scène depuis le début du clip jusqu’à 6’30”. En effet, les trois dernières minutes sont des rediffusions d’images, sous des angles différents ou non. Dans tous les cas, cela n’apporte pas d’éléments nouveaux, même minimes.

De fait, on retrouve des traces plus ou moins fugaces de :

Statue d’Albert l’Ours (1123-1170), margrave de Brandebourg de 1157 à 1170, par Walter Schott. © Wikimedia Commons

1/ La tentative de conquête et la présence romaine en Germanie (de 0’01” à 0’59”). Ici c’est la présence de “Germania Magna 16 A.D.” en début de vidéo ainsi que les tenues de légionnaires qui montrent cela.

2/ Une période médiévale composite et difficilement datable précisément (de 1’00” à 1’05” ; 1’26” à 1’47” ; 1’58” à 2’00” ; 2’42” à 2’56” ; 2’58” à 3’14” ; 4’35” à 4’46” ; 5’10” à 5’21” ; 5’33” à 5’43” et 5’54” à 5’55”). De fait, les équipements militaires, notamment les armures constituées de cuirasses plutôt que de cottes de mailles, tendent à faire penser que nous serions plutôt vers une période tardive, peut-être le Bas Moyen Age. On pourrait affiner encore un peu grâce à la présence d’une statue d’Albert l’Ours – margrave de Brandebourg entre 1157 et 1170 – , mais il s’agit d’une œuvre de la fin du XIXème siècle. L’hypothèse du XIIIème siècle semble la plus probante et ce à travers la présence de moines, les ordres mendiants étant apparus au début du XIIIème siècle. Cela peut trouver crédit si l’on pense, à l’instar de certains commentaires, que la présence des rats est une allusion au “Joueur de flûte de Hamelin” [3], légende populaire de la fin du XIIIème siècle. Toutefois, le raisonnement me semble assez tiré par les cheveux, une explication par l’imagerie traditionnelle des rats comme transmetteurs de maladies étant plus probable. On ne peut pas non plus tout à fait écarter la possibilité d’un Moyen Age hors sol et hors chronologie. En effet, la vidéo reprend la plupart des clichés populaires habituels sur la période médiévale.

Enfin, on notera la présence d’un bûcher organisé par les moines, même si la victime n’est pas clairement identifiable. Cela fait-il référence aux exécutions de sorcières, d’hérétiques ou même aux pogroms contre les juifs ? Difficile de savoir.

3/ Une très courte allusion à la période moderne, probablement autour des XVIème et XVIIème siècles (à 2’47”). Ici ce sont les costumes qui poussent la réflexion de ce côté. Certains commentateurs ont rapproché cela de la guerre de Trente Ans, événement majeur de l’histoire moderne de l’Europe centrale, en associant les rats, les religieux et le peuple qui suffoque. Cela semble plausible, notamment parce que lesdits soldats sont montrés comme présents dans la même pièce que les religieux. Dès lors, les religieux ne sont peut-être plus directement ancrés dans une époque, mais une allégorie de la religion en général. Religion qui ne serait pas forcément uniquement le catholicisme. En effet, les moines portent la robe noire des Augustiniens, or Martin Luther était un frère augustinien entre 1505 et son excommunication en 1520.

4/ Le premier XIXème siècle et la montée du nationalisme (4’50” à 4’54” et tout au long du clip pour Germania). La présence des bustes des membres du groupe pourrait faire référence au Walhalla construit en Bavière, lieu édifié au début du XIXème siècle afin de glorifier les grands personnages – masculins et féminins – de langue allemande [4]. On notera également la présence de Germania, figure féminine personnifiant l’Allemagne. C’est un symbole assez ancien – on retrouve des occurrences au Moyen Age voire même avant [5] – , mais la montée du nationalisme en fait une figure combattante. De même, les choix iconographiques pour Germania se rapprochent fortement des représentations nationalistes contemporaines.

5/ Le IIème Reich allemand. De nombreux éléments font allusion au règne de Guillaume Ier, premier empereur du deuxième Reich (0’51” à 0’54” et 3’17 à 3’23”). Le plus flagrant est l’Allée de la Victoire, regroupement des statues des différents souverains allemands voulu par le nouveau pouvoir impérial pour accroître sa légitimité. La plupart des statues sont désormais regroupées au musée de Spandau [6].

6/ La république de Weimar (de 1’47” à 1’58” ; 2’00” à 2’24” ; 3’28” à 3’46 ; 3’56” à 3’58” ; 4’32” à 4’34” ; 4’37” à 4’47” ; 5’45” à 5’46” et 6’11” à 6’13”. Le style vestimentaire des personnages lors des scènes de la prison et du combat de boxe, peut nous mettre sur cette piste, notamment celui du personnage interprété par Ruby Comney. Idem, on remarquera l’écho de l’accident du dirigeable “Hindenburg” en 1937 dans une courte scène.

A noter qu’une commentatrice interprète la chute de billets de banque dans la scène comme une référence indirecte à l’hyperinflation du début des années 1930. Cela est possible, surtout si l’on interprète la scène de rixe comme reliée aux billets de banque. Toutefois, on peut en douter. Outre le fait que les manifestants et les forces de l’ordre sont habillés à la manière des années 2000-2010, je crains que cette interprétation tienne plus de la spéculation gratuite qu’autre chose.

7/ La période nazie (de 3’46 à 3’55” ; de 3’58” à 4’16”. Ce sont les scènes iconiques de la vidéo, par qui le scandale est arrivé. Elles sont facilement reconnaissables avec la présence des autodafés des SA, l’équipement militaire d’époque, les soldats SS Totenkopf, les V2 et – bien entendu – les victimes de la répression et du génocide.

8/ La République Démocratique Allemande (de 2’24” à 2’28” ; 2’30” à 2’40” ; 5’22” à 5’25” et 5’43” à 5’44”). Ici on fera attention à l’insigne du pays, les costume d’astronaute sur le casque duquel est inscrit “CCCP” et de militaire est-allemand ainsi qu’à l’effigie de Karl Marx dans un très court passage. Par ailleurs, le personnage interprété par Till Lindemann est peut-être une référence à Erich Mielke [7].

9/ Le terrorisme de la Bande à Baader (de 4’18” à 4’32”). La scène de prise d’otage et d’échanges de coups de feux est plutôt claire à ce sujet.

 

Tentative d’interprétation :

 

Après ce tour d’horizon des différentes périodes et des événements présents, passons à l’interprétation des motivations du groupe dans ces partis pris historiques. J’insiste fortement sur le caractère potentiellement subjectif et hypothétique des interprétations et ce du fait de l’absence de sources pour traiter le sujet. En effet, Rammstein n’a donné aucune information sur le sens du clip et de la chanson, que ce soit durant une interview ou dans leurs productions.

Par ailleurs, mon ambition ne sera pas de juger le bien fondé de la représentation de l’histoire allemande mise en scène par le groupe, simplement d’essayer de rassembler divers éléments épars afin de recréer ce qui pourrait être le récit de Rammstein sur l’histoire allemande à travers de “Deutschland”.

De fait, comme il est de coutume, l’accent est mis sur la période contemporaine. Cela ne saurait réellement surprendre, tant c’est le cas dans de nombreux pays occidentaux. Il n’y a qu’à voir l’écrasante majorité de documentaires traitant d’épisodes contemporains pour s’en convaincre. Toutefois, on peut s’attarder sur certains éléments et essayer de leur donner du sens.

Comme expliqué précédemment, il est difficile de dater précisément la période médiévale mise en scène. Il faut probablement plutôt y voir une peinture de l’époque que chercher un événement précis. De fait, le Moyen Age est essentiellement envisagé comme une période sombre marquée par les maladies, les guerres et l’omniprésence d’un clergé opulent, pour ne pas dire accapareur de richesses. Les rats – et les maladies qui vont avec – se répandent, les chevaliers en armure s’affrontent, les moines se goinfrent de victuailles et sont intolérants. En effet, un peu plus tard, les chevaliers et les moines participent à l’immolation d’un supplicié mal identifiable puis sympathisent avec les SA présents. Cette camaraderie intergénérationnelle tend peut-être à vouloir signifier une certaine continuité dans l’intolérance et – pour nos yeux contemporains – de l’obscurantisme tout au long de l’histoire allemande.

Ruby Comney, Germania. Pochette du single “Deutschland” de Rammstein, sorti en 2019

De même, la jouissance des élites semble également un trait persistant. Outre la goinfrerie des religieux médiévaux, on pensera ici à la scène de débauche dans le tableau sur la RDA. De fait, celle-ci décrit des élites dirigeantes vivant dans le luxe et l’opulence, fumant des cigares, buvant du champagne et s’adonnant à des plaisirs qu’on imagine sexuels du fait de la présence récurrente de plusieurs femmes. Idem, ils ne respectent pas les lois, fumant dans un endroit explicitement déclaré non fumeur (“Rauchen verboten”).

De manière plus générale, qu’elle soit sociale ou physique, la violence est très fortement présente au cours du clip. Entre la scène de combat de boxe, celle d’émeute urbaine ou encore celle de bataille, l’histoire allemande semble donc être vue comme intrinsèquement violente. On ne peut néanmoins sereinement pas réfuter que l’ensemble de cette violence serve toute entière le propos sur l’histoire allemande. En effet, Rammstein est un groupe qui aime provoquer et cultiver une image d’apparence martiale. Il demeure que l’idée d’une violence omniprésente dans l’histoire allemande peut faire écho et visualiser la difficulté du protagoniste de la chanson à aimer son pays, ses sentiments étant mélangés entre amour et haine.

Enfin, dernier point sur le nationalisme. L’incarnation de Germania par une actrice noire (photo ci-contre), la représentation de l’opposition à la présence romaine en Germanie par un décor assez lugubre, la présence fantomatique des statues de l’ancienne “Allée de la Victoire”  ainsi que le détournement du Walhalla avec les bustes des membres du groupe, peuvent être une certaine manière de détourner et dénaturer ces anciennes icônes du nationalisme allemand traditionnel, ce qui est déjà un message politico-historique en soi.

 

Conclusion :

 

A travers les représentations visuelles de l’histoire allemande, Rammstein semble émettre un jugement très sévère. En effet, le groupe ne semble retenir que des éléments négatifs. Je ne sais pas quel contenu politique actuel – si tant est que cela soit pertinent – il faudrait donner à “Deutschland” et son clip. Peut-être aucun après tout. Dans tous les cas, la mise en musique de cette difficulté à regarder son passé en face ne saurait être guère surprenante. En effet, l’ensemble de la société allemande entretient un rapport complexe avec son histoire, cette dernière étant indélébilement entachée par les horreurs nazies. Une mise en scène artistique permet donc de pouvoir sonder un peu les traumas historiques d’une société. Une fois de plus.


[1] Pour voir une réelle production antisémite, on s’intéressera au fameux tweet polémique de Gérard Filoche ou à une récente caricature parue dans l’édition internationale du New York Times. Cf. ; Lebourg N., “Pour celles et ceux qui douteraient que cette image relayée par Gérard Filoche est antisémite”, Slate (20 novembre 2017) et “Le New York Times publie une caricature antisémite”, Chaîne YouTube de i24 news (27 avril 2019) (Dernières consultations le 19 mai 2019)

[2] Notamment “We got an Oxford University professor to explain what the f*ck’s going on in that Rammstein video”, Metal Hammer (29 mars 2019) et “Clip vidéo à scandale : ce que Rammstein nous révèle de l’âme de l’Allemagne d’aujourd’hui”, Atlantico (3 avril 2019) (Dernières consultations le 19 mai 2019)

[3] Plus d’informations sur la légende et les différentes théories explicatives sur le site de la commune de Hameln. (Dernière consultation le 19 mai 2019)

[4] Plus d’informations sur le site internet du monument. Des personnalités continuent à être ajouter régulièrement. (Dernière consultation le 19 mai 2019)

[5] La page Wikipédia en allemand donne de nombreuses références iconographiques sur le sujet. (Dernière consultation le 19 mai 2019)

[6]  Outre celle d’Albert l’Ours, une autre statue est également présente dans le clip de Rammstein. Cf. “L’histoire allemande racontée par ses statues mises au rebut”, Bx1 (28 avril 2016) (Dernière consultation le 19 mai 2019)

[7] Le chapeau peut nous mettre sur cette voie. Pour comparaison on regardera le documentaire “Erich Mielke, maître de la terreur” ainsi que des photos de 1977 et 1989. (Dernières consultations le 19 mai 2019)

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