[Taïwan] Un imaginaire “colonisé” ?

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Chiang Wei-kuo (蔣緯國) (1916-1997), fils adoptif Chiang Kai-shek. Il a servi dans la Wehrmacht durant l’Anschluss © Wikimedia Commons

Aujourd’hui je vais parler de nazisme. Non pas par envie d’atteindre un point Godwin assez facilement, mais plutôt parce que ce phénomène – ou tout du moins ses apparats – garde une certaine actualité en ce début d’année 2017. Ironie de la concordance des calendriers, cet incident s’est déroulé quelques mois après la publication de l’édition critique finale de Mein Kampf par une équipe d’universitaires allemands. Mais la réflexion qui va me retenir aujourd’hui s’est déroulée sous des latitudes bien différentes de l’Europe, puisqu’il s’agit de Taïwan.

En République de Chine, sur le plan scolaire, les fins d’années civiles sont marquées par des célébrations, notamment pour Noël. Toutes les écoles, depuis la maternelle jusqu’au lycée, organisent des fêtes pour cette occasion. C’est lors de l’une d’entre elles qu’un incident impliquant le nazisme a eu lieu. 

De fait, dans un lycée de la ville de Hsinchu (nord-ouest de l’île), un enseignant taïwanais d’histoire a interrogé ses élèves à propos du thème sur lequel ils voulaient se déguiser lors de la parade de fin d’année, cette dernière étant placée sous le signe de “l’histoire antique et moderne”. L’idée du nazisme a été émise par un élève, l’enseignant proposant quant à lui le monde arabe. Suite à un vote au sein de la classe, l’idéologie génocidaire européenne a emporté le suffrage [1]

Par conséquent, lors de la parade, une classe entière est venu déguisée en Adolf Hitler et en apparatchiks nazis, le tout avec tank en carton pâte, slogans en tout genre ainsi que force drapeaux et croix gammées. 

On pourra trouver un résumé (en chinois) et des images de la manifestation en question dans la vidéo suivante [2] :

 

Réactions à Taïwan et dans le monde :

 

Ce qui n’aurait pu rester qu’un incident dû à des jeunes pas tout à fait conscients de la portée mémorielle de leurs actions, n’a pas été reçu ainsi par la société taïwanaise. Par ailleurs, de nombreux journaux se sont intéressés à l’affaire, et donc se sont détournés, seulement le temps d’un article, ne rêvons pas trop, de leur nombril occidentalo-occidental. Par exemple, on pourra trouver des articles dans les colonnes du Washington Post [3]de CNN [4]d’Haaretz [5] ou du Taipei times [6] pour l’international, et des Inrocks [7] ou de L’Express [8] pour ce qui est de la presse française.

In fine, cela a abouti à des prises de positions de la part de responsables politiques nationaux taïwanais. Sur le plan institutionnel, le Centre juif de Taipei [9] a également publié un communiqué sur le sujet et les représentations diplomatiques israéliennes et allemandes se sont montrées préoccupé par l’incident [10]In fine, cela a continué à enfler pour aboutir à la démission du principal du lycée en question, les retraits des subventions publiques et de son agrément pour cet établissement, ainsi que la déclaration officielle de la présidente de la République de Chine, Tsai Ying-wen [11].

De son côté l’ “Our Story Alliance of History Teachers” et “l’Action Coalition of Civics Teacher”  – des associations professionnelles d’enseignants taïwanais – ont acté de la part de responsabilité morale de la corporation enseignante dans l’incident en publiant conjointement le communiqué suivant :

We feel that we have not worked hard enough, and have allowed this absurd, ignorant and indifferent attitude toward the universal value of human rights to spread and become an international joke

Bien des drames et des réactions épidermiques pour une affaire mêlant boutons d’acné et volonté adolescente de transgression et de jeu avec des concepts sulfureux, le tout pour “faire l’intéressant”.

 

Des lycéens nazis à Taïwan ? :

 

Il va sans dire que la mise en scène clownesque du régime nazi est une farce hautement condamnable. Au moins pour la mémoire de toutes les victimes – militaires et civiles – de la barbarie nazie. Surtout quand elle est accompagnée – semble-t-il – de “blagues” et autres calembours de mauvais goût. 

Certaines voix se sont élevées sur les internets [12] pour expliquer que cette comédie pourrait trouver son origine dans les faiblesses du système éducatif taïwanais ou par la réputation du lycée en question, ce dernier semblant être un des plus mauvais de l’île. Je n’entrerai pas dans ces considérations car c’est un sujet que je ne maîtrise pas du tout. Ce qui va m’intéresser ici sera d’essayer de comprendre pourquoi cet événement déplorable a pris une si grande ampleur et comment les Taïwanais en sont arrivés à être autant choqués que nous, Occidentaux, par la Shoah, et plus généralement par les atrocités du régime nazi.

Encore faut-il avoir conscience depuis quel point de vue l’on parle. En effet, si je me sens heurté par de tels comportements, c’est d’abord en tant qu’historien, mais aussi – et surtout ? – parce que je suis ressortissant d’un pays qui a connu son lot d’atrocités commises par les nazis, que ce soit la rafle du Vél d’Hiv ou la déportation – puis l’assassinat – des enfants de la colonie de vacances d’Izieu, pour ne citer que des faits en rapport avec le génocide des juifs. Dans mon esprit, outre les sanctions contre l’école, le marteau de la punition doit également s’abattre sur les élèves, afin de leur faire comprendre que le massacre d’innocents n’est pas un sujet à prendre à la légère. 

De fait, ces lycéens de Hsinchu ont-ils cherché à mettre à l’honneur la barbarie du régime nazi et relativiser la mort de plusieurs millions de personnes ? J’aurais tendance à penser que non. En effet, si des slogans à la gloire d’Hitler ont été proférés, ils doivent se comprendre dans la pratique du cosplay, consistant en l’imitation – vestimentaire et caractérielle – d’un personnage (fictionnel ou historique). Cela ne revient pas à dédouaner ces élèves, mais plutôt à comprendre dans quel cadre mental ils ont organisé leur parade. Cette interprétation peut recevoir un peu plus de force si l’on repense – comme le rappelle les articles de CNN et des Inrocks précédemment cités – aux différentes réinterprétations de l’apparat nazi, mélange de fascination pour les vêtements en cuir et l’esthétique martiale. Le fameux “nazi chic”. On peut donc s’autoriser à penser que ces élèves ont vidé le nazisme de son idéologie politique pour n’en garder que l’esthétique. Dans un autre genre, on retrouve cette dialectique de réinterprétation/déformation dans la vogue des produits dérivés portant la célèbre photo de Che Guevara par Alberto Korda auprès de certains jeunes Occidentaux [13]

 

“Soyez choqué par ce qui nous choque !” :

 

S’il est évident que le respect est le signe minimum que l’on doive aux morts – surtout si les décès subviennent dans des circonstances aussi tragiques – , j’ai surtout la nette impression que, d’une certaine manière, l’opinion commune occidentale, également relayée au niveau local, demande (en quelque sorte) à ces jeunes Taïwanais de se sentir honteux et choqués pour des actes que leur peuple n’a pas commis. Et auxquels il n’a pris part, ni de près ni de loin.

Dès lors, comment ces jeunes pourraient-ils être autant choqués que nous – Occidentaux – par ces événements ? En effet, pour eux la mémoire des atrocités nazies est une “non mémoire”, au sens où elle est le fruit d’une importation, d’un greffon étranger, non un traumatisme national. En revanche, du fait de la présence potentielle de descendants de Nankinois dans la population taïwanaise actuelle, de l’afflux important d’immigrés chinois sur l’île après 1949 et de l’impact mémoriel fort de cet événement, le massacre de Nankin de 1937 est probablement une mémoire plus ou moins active, pour une part plus ou moins grande des Taïwanais, notamment dans les anciennes générations. Et ce parce qu’une partie de la population a directement été impliquée – physiquement ou mémoriellement – dans l’événement. Sous d’autres latitudes, si le costume nazi du prince Harry [14] avait choqué l’Angleterre du fait de la mémoire du Blitz et de la Deuxième Guerre mondiale en général, à Taïwan, l’Allemagne nazie fait référence à un événement historique lointain – dans le temps et l’espace – , pas à un ressenti  encore plus ou moins actuel.

La mémoire étant – dans son essence même – du ressort de l’émotionnel plutôt que de l’intellectuel [15], dans l’esprit de ces lycéens taïwanais la barrière affective du “Ma famille a été victime de ces événements” n’a pas joué son rôle et ces adolescents se sont laissés aller à des idioties, pour rester dans un vocabulaire relativement chaste.

 

La conséquence du soft power américain ? :

 

Les plus vindicatifs des lecteurs pourraient conclure de cette possible volonté de l’Occident de forcer ces lycéens à se sentir honteux pour un passé qui n’est pas le leur, que ce serait la preuve d’un relatif “impérialisme” culturel de la part de l’Occident. Cela peut s’envisager, sans être absolument certain dans l’absolu. Chacun se fera son avis sur ce sujet.

Il reste à soulever la question de la transmission et l’implantation de cette “non-mémoire” dans le paysage mental taïwanais. Je ne ferais ici qu’une maigre proposition, n’étant pas encore assez ouvert aux arcanes du système éducatif taïwanais, ni ne connaissant l’histoire de l’enseignement de l’histoire occidentale dans le pays. Idem, je me bornerai à signaler l’existence d’émissions historiques à la télévision [16]. De fait, la transmission susmentionnée pourrait s’expliquer – au moins en partie, au regard des éléments précédents – par l’importance des productions cinématographiques américaines, très largement diffusées sur les écrans (de télés, de cinémas ou d’ordinateurs) de l’île. En ce sens, on pourra la mettre en parallèle avec l’altération de la mémoire de l’histoire militaire de la Deuxième guerre mondiale, la contribution des troupes américaines à la victoire finale contre l’Allemagne nazie étant honorée plus que de raison dans de nombreux pays européens, au détriment de la vérité historique et du très lourd tribut payé par l’URSS dans ce même conflit [17].

 

Myopie française (et occidentale ?) :

 

Par ailleurs, si je voulais me montrer un peu perfide, je pourrais m’interroger sur notre capacité – nous Occidentaux – et notre promptitude a nous montrer horrifié si, lors d’un événement culturel similaire, un groupe de lycéens français/allemands/anglais se déguisaient en soldats de l’unité 731 ou mimaient les actes d’un dirigeant militaire japonais impérialiste de premier plan. Il y a fort à parier qu’une vaste majorité de personnes ne seraient pas choquées car notre mémoire collective n’est pas imprégnée de l’horreur subie par les femmes de réconfort ou par les massacres de l’armée de Tojô. Cela serait probablement encore plus vrai en France étant donné de la (très) faible accordée à l’histoire extra-française et extra-européenne dans le cursus secondaire français. Il n’y a qu’à penser aux cris d’orfraies de certains pamphlétaires suite à l’introduction de quelques heures d’histoire africaine, arabe et asiatique dans les classes de 6ème et 5ème lors de la refonte des programmes des collèges en 2008 [18]. Même si l’enseignement taïwanais en histoire occidentale est probablement défaillants sur certains points, il demeure que les jeunes reçoivent une introduction sur cette thématique pendant une partie de leur scolarité [19]

Pour conclure, même si quelques lycéens taïwanais peuvent bricoler ces savoirs d’une manière choquante de notre point de vue occidental, il demeure que certaines sociétés asiatiques s’intéressent bien plus à l’histoire occidentale que nous ne nous intéressons à l’histoire asiatique. Cela fait-il partie d’un certain mépris pour les sociétés extra-européennes ? Je ne saurais le dire avec certitude. Il demeure malgré tout que ces dernières sont plus ouvertes sur le monde extérieur que nous, Français, malgré ce que l’on a envie de penser généralement.


[1] “無知 歷史老師 竟率學生扮納粹”Apple Daily (25 décembre 2016) (Dernière consultation le 8 janvier 2017)

[2] “無知 歷史老師 竟率學生扮納粹 | 台灣蘋果日報”YouTube (mise en ligne par 台灣蘋果日報 le 26 décembre 2016) (Dernière consultation le 8 janvier 2017)

[3] Wang A.B., “A Taiwanese teacher asked his students to vote on a parade theme. They chose Adolf Hitler”Washington Post (27 décembre 2016) (Dernière consultation le 8 janvier 2017)

[4] Westcott B., “‘Nazi-chic’: Why dressing up in Nazi uniforms isn’t as controversial in Asia”CNN (28 décembre 2016) (Dernière consultation le 8 janvier 2017)

[5] DPA, “Taiwan Official Apologizes for Nazi-themed High-school Performance”Haaretz (24 décembre 2016) (Dernière consultation le 8 janvier 2017)

[6] Lin H. et Chin J., “Nazi cosplay event stuns educators”Taipei times (26 décembre 2016) (Dernière consultation le 8 janvier 2017)

[7] “Pourquoi se déguiser en nazi ne choque pas la population en Asie ?”Les Inrocks (30 décembre 2016) (Dernière consultation le 8 janvier 2017)

[8] “Le proviseur d’un lycée de Taïwan démissionne après un défilé d’élèves nazis”L’Express (27 décembre 2016) (Dernière consultation le 8 janvier 2017)

[9] Feingold R.S. et Tabib S., “The Chabad Taipei Jewish Center Statement”, mise en ligne le 26 décembre 2016 (Dernière consultation le 8 janvier 2017)

[10] Hsu S., “Adults at fault for Nazi incident: Tsai”Taipei Times (30 décembre 2016) (Dernière consultation le 8 janvier 2017)

[11] Yeh S. et  Kao E., “Nazi cosplay incident shows need for education: president”Focus Taiwan/China News Agency (29 décembre 2016) (Dernière consultation le 8 janvier 2017)

[12] Voir le message de Pocketarred du 25 décembre 2016 sur le sujet de discussion Taiwan students celebrate nazis de la plateforme Reddit (Dernière consultation le 8 janvier 2017)

[13] Sur ce phénomène, je renvoie au texte de Allwood E.H., “How the Che Guevara t-shirt became a global phenomenon”Dazed (Août 2016) (Dernière consultation le 8 janvier 2017)

[14] “Harry says sorry for Nazi costume”BBC UK (13 janvier 2005) (Dernière consultation le 8 janvier 2017)

[15] Je me réfère ici à la définition donnée par Henry Rousso dans Le syndrome de Vichy, de 1944 à nos jours, Paris, 1990, p. 10. Il y explique :

A priori, histoire et mémoire sont deux perceptions du passé nettement différenciées. […] La mémoire est un vécu, en perpétuelle évolution, tandis que l’histoire – celle des historiens – est une reconstruction savante et abstraite, plus encline à délimiter un savoir constitutif et durable. La mémoire est plurielle en ce sens qu’elle émane de groupes sociaux, partis, Eglises, communautés régionales, linguistiques ou autres. L’histoire en revanche a une vocation plus universelle, sinon plus œcuménique.

[16] On trouvera quelques occurrences en cherchant sur YouTube avec les mots-clés 台灣歷史. (Dernière consultation le 8 janvier 2017)

[17] Pour l’exemple, Jordan W., “People in Britain and the U.S. disagree on who did more to beat the Nazis”YouGov UK (1er mai 2015) (Dernière consultation le 8 janvier 2017)

[18] Je suis conscient que l’Asie, notamment de l’Est et du Nord-Est, est abordée, en histoire, à travers les thématiques de la décolonisation et des péripéties de la guerre froide (guerres de Corée et du Vietnam notamment), et de la puissance économique actuelle de l’Asie orientale en géographie. Néanmoins, ces territoires sont plus “visités”, en passant, plutôt que réellement étudiés pour eux-mêmes. Ils apparaissent donc en pointillés derrière l’histoire de l’Occident, pas comme entités historiques propres. A noter que je n’incrimine nullement ni les enseignants ni les programmes, ils sont simplement bâtis sur des objectifs différents de leurs homologues taïwanais.

[19] Je me réfère ici aux programmes les plus récents, réformés en 2015. Oui, les mêmes qui avaient fait l’objet d’une intense polémique et dont j’avais parlé dans un autre article. Cf. “普通高級中學課程綱要歷史科”Ministère de l’éducation taïwanais, p. 17-21 (Dernière consultation le 8 janvier 2017). A noter que des projets de réduction du volume horaire consacré à l’histoire mondiale ont été formulés au cours d’un projet de réforme en 2010. Cf. Chao V.Y., “History curriculum plan sparks school controversy”Taipei times (29 mars 2010) (Dernière consultation le 8 janvier 2017)

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