[Taïwan] Histoire et mémoire à Taïwan, entre détention et libération

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Affiche du film “Detention”, 返校 (fan xiao) en chinois. © Wikimedia Commons

J’ai déjà traité à plusieurs reprises des rapports entre films et histoire dans les colonnes de ce blog. Néanmoins, ces articles concernaient surtout les polémiques suscitées par lesdites œuvres cinématographiques, par exemple à Dunkerque de Christopher Nolan. J’en avais conclu que les films sont avant tout des œuvres ayant un discours propre – et donc une interprétation personnelle – sur les événements mis en scène, plutôt que comme des mises en images fidèles. De fait, cette fois-ci, je voudrais sortir de cette thématique pour avoir une perspective plutôt “filmo-centrée”, c’est-à-dire étudier quel discours se dégage de telle ou telle œuvre.

Dans les prochaines lignes, je voudrais rapidement revenir sur le discours sur son histoire locale porté par le film taïwanais Detention. En effet, des scènes et personnages peuvent être interprétés comme des éléments d’un discours sur les événements passés, leur mémoire et leurs rapports avec la société taïwanaise actuelle. Je ne prétends pas faire état d’une pensée parfaitement aboutie. En effet, malgré la lecture de quelques ouvrages, mes connaissances sur l’histoire sur l’histoire taïwanaise sont encore faibles et fragiles, une discussion en ligne me l’a encore rappelé récemment. Je vais malgré tout tenter de défricher quelques pistes de réflexion.

 

Présentation générale :

 

Le film Detention (en chinois 返校 fan xiao) est une adaptation assez libre du jeu vidéo d’horreur du même nom. Ce dernier a été développé par le studio Red Candle Games, également auteur de l’excellentissime Devotion, et est sorti en 2017. Suite au succès du jeu vidéo, Red Candle Games a vendu les droits d’adaptation à 1 Production Film [1]. Réalisé par John Hsu, le film est sorti le 20 septembre et n’est disponible, à l’heure actuelle, qu’à Taïwan.

Les deux œuvres se déroulent dans un lycée pendant la période de la loi martiale [2], entre 1949 et 1987. Deux élèves, un garçon (Wei Zhong-ting) et une fille (Fang Rui-Hsin), se réveillent un jour de pluie dans leur lycée, désert du fait du typhon. Ils sont bloqués dans l’enceinte de l’établissement, le pont enjambant la rivière toute proche ayant été emporté par le courant déchaîné. Suite à cela, de nombreux incidents étranges émaillent une quête pour une sortie sûre qui se transforme en réflexion sur leur implication dans un club de lecture récemment démantelé. En effet, dans ce dernier plusieurs élèves et professeurs lisaient et discutaient d’ouvrages prohibés par la censure du gouvernement nationaliste de Chiang Kai-shek. Voilà pour la trame générale commune au film et au jeu vidéo. Avant de rentrer dans le vif du sujet, et donc de divulgâcher, comme disent si joliment nos amis québecois, certains morceaux de l’intrigue, la bande-annonce met bien en évidence l’esthétique globale du film.

Detention comme discours sur l’histoire taïwanaise contemporaine :

 

Autant le dire tout de suite, le jeu Detention étant très court, le film rajoute de nombreux aspects, développe (Wei Zhong-ting, Fang Rui-Hsin, la professeure Yin, l’instructeur Bai) ou crée des personnages (le professeur Zhang, la famille Fang, plusieurs camarades du club de lecture) afin de pouvoir étoffer un matériel de base assez bref. Idem, avec des parties du scénario (la relation platonique entre Fang et Zhang par exemple). Surtout il s’ancre plus directement dans la réalité quotidienne et prosaïque de l’école de cette époque, notamment autour des messages radiodiffusés incitant la population à dénoncer les pensées subversives, l’obligatoire présentation des respects à l’instructeur militaire de l’école chaque matin, le hissage des couleurs avec entonnement d’un chant patriotique, des scènes d’arrestations, de vie du club de lecture, utilisation d’un accent plus proche de la prononciation chinoise [3], notamment. Ces divers éléments renforcent l’implication du film dans une certaine remise en scène de toute l’époque. De son côté, le jeu tournait plus volontiers autour des pensées des personnages, le tout dans une certaine indistinction entre rêve, horreur et réalité. Tous ces aspects ne sont, bien sûr, pas éludés par le film, mais il demeure qu’il est plus clairement “réaliste” – si cela peut avoir un sens dans le contexte d’un scénario se passant dans un monde alternatif, une sorte d’enfer pour personnes devant se racheter de fautes passées – , que son homologue vidéoludique.

Par ailleurs, différentes scènes rappellent au spectateur que l’époque est à l’importance du gouvernement, au respect et l’obéissance qui lui sont dues. Outre les différentes insistances de l’instructeur Bai, représentant de cet État à respecter par la crainte, pour la dénonciation d’activités anti-gouvernementales, une des premières scènes met en scène l’arrivée des élèves, filles et garçons, en colonnes, pour la levée des couleurs. Le tout dans un bruit de pas cadencés – que l’on peut entendre dans la bande-annonce ci-dessous – dont on ne sait s’il est produit par les élèves ou rajouté pour ajouter une sensation de militarité à la scène. Idem, avec l’irruption de la police militaire pour l’arrestation d’un enseignant et le coup infligé à ce dernier lorsque celui-ci crie que le gouvernement tue des individus. En cela il s’agit déjà d’un discours sur le passé, l’époque étant vue comme celle d’une répression aveugle des libertés par la botte militaire et policière. Un discours qui se rapproche des faits rapportés par plusieurs témoins de l’époque [4], mais qui ne semble pas partagé par l’entièreté de la population taïwanaise, notamment par fils d’émigrés post-1949, les 外省人 waishengren, d’un certain âge [5]. En effet, Ma Ying-jiu, ancien président de la République de Chine, affirme même que “les gens vivaient tout à fait normalement sous la loi martiale” [6]. Idem, un homme d’une cinquantaine d’années, issu d’une famille de réfugiés continentaux, m’expliquait récemment, lors d’un événement festif, que la loi martiale n’avait pas d’impact sur la vie quotidienne des gens de cette époque.

L’instructeur Bai incarné par Zhu Hongzhang (朱宏章)

Enfin, un personnage interroge, en pointillés, l’attitude de cette société dans son ensemble face à ce pouvoir omniprésent et omnipotent. Il s’agit de la mère de Fang Rui-Hsin. Cette dernière, confrontée aux malheurs d’un mari violent, va utiliser le pouvoir de la police pour se débarrasser de son problème conjugal. Idem, Fang Rui-Hsin se sert de l’histoire du club de lecture de livres interdits auprès de l’instructeur Bai afin de sauver son père et nuire à la professeur Yin, cette dernière ayant sommée le professeur Zhang de mettre un terme à son idylle avec Fang ou de quitter le club de lecture. Doit-on y voir une tentative de contrer un discours résistantialiste taïwanais ? Le cinéaste voulait-il insister sur toutes les petites compromissions et légers arrangements de la population avec le pouvoir, gage de son maintien aux affaires ? Je ne saurais être affirmatif sur le sujet, surtout que cela peut également être une vue d’un esprit qui a grandi dans une société qui a été parcouru par des questionnements similaires, résistance ou collaboration ? un peu des deux ? Dans tous les cas, cela peut prêter à discussion.

 

Detention comme discours sur la mémoire :

 

De fait, toutes les dernières séquences sont également un discours sur ce passé, sa mémoire et la place à lui conférer dans la société actuelle. Les scènes concernées, qui se déroulent toutes dans les 15 dernières minutes du film, mettent en scène la mort du fantôme, bras armé de l’instructeur Bai dans le monde de cauchemar, la libération de Wei Zhong-ting du monde cauchemardesque et son retour, une fois âgé, sur les lieux de ces événements. Avant de détailler plus avant, il faut garder à l’esprit les identifications allégoriques de certains personnages. Celles-ci nous serviront de clés de lecture : l’instructeur Bai comme représentant de l’époque de la loi martiale, notamment dans sa dimension policière ; Fang Rui-Hsin comme allégorie de la société taïwanaise de cette époque [7] ; Wei Zhong-ting comme incarnation de la société taïwanaise actuelle, aux prises avec ce passé ; et le fantôme comme sorte de spectre de l’époque de la loi martiale et du possible impact de sa mémoire sur la société taïwanaise actuelle.

Une représentation du fantôme dans le jeu “Detention”. Le fantôme du film est beaucoup plus graphique. C’est un cyclope avec de longs doigts effilés.

Dans la première scène, l’héroïne, Fang Rui-Hsin est interrogée autour de son souvenir de ces événements par des voix de personnages précédemment tués, notamment la professeur Yin. Alors qu’elle suspendue au-dessus du sol par la gorge par le fantôme, l’instructeur Bai l’interroge sur la pertinence d’un rejet du passé dans le passé, que cela serait la meilleure solution à sa situation présente. Ce à quoi elle répond qu’elle ne veut pas oublier. La simple prononciation de ces mots a pour effet de tuer le fantôme qui la retenait prisonnière. Il me semble possible d’interpréter cette scène comme un symbole de la volonté de ne pas enterrer le passé et de le regarder droit dans les yeux. La conséquence de cela est son ardente volonté de voir la survie de Wei, comme si le passé considérait comme impérieuse la nécessité de sauver le futur des spectres d’un passé trop encombrant.

Dans la deuxième scène, Fang, après avoir réussi à le sauver des griffes de l’instructeur Bai, amène Wei jusqu’au portail de l’école. Ce dernier escalade difficilement le portail et enjoint Fang à faire de même, mais celle-ci refuse. Outre sa volonté de demeurer aux côtés de son aimé, le professeur Zhang, on peut voir ce choix comme un souhait de laisser le futur être ce qu’il est, débarrassé de l’embarras d’un passé aux allures de fardeau. D’autant plus intéressant que les dernières paroles de Fang pour Wei concernent l’obligation morale pour ce dernier de continuer à se souvenir des événements qui se sont déroulés dans l’école, et ce faisant toute l’époque de la loi martiale.

Cette thématique est répétée dans la dernière scène, celle du retour de Wei, désormais homme mûr, sur les traces de ce passé. Le plus important élément de cette séquence a trait au fait que ce passé est, en quelque sorte, en train de passer. En effet, si l’école est promise à la destruction prochaine pour laisser place à un projet immobilier, Wei, lui, continue à se souvenir. En somme, si le présent et le futur continuent à faire leurs œuvres et la société taïwanaise à aller de l’avant, dans le même temps cette même société conserve la mémoire de ce passé. Ce passé demeure actuel, mais n’empêche pas la bonne marche de la société taïwanaise contemporaine.

Est-ce là le réel message qu’entendait faire passer les équipes de réalisation, d’écriture et production de Detention ? Je ne saurais l’affirmer à 100%. En effet, la confirmation – ou l’infirmation ! – de cette interprétation nécessiterait l’adjonction des interviews du réalisateur et des scénaristes ainsi que s’intéresser aux considérations épistémologiques et historiques de ces derniers ainsi qu’au processus de création de ce film, notamment dans le dialogue avec le producteur. Il va sans dire que je n’ai eu ni le temps ni la possibilité de mener ces tâches à bien.

 

Conclusion :

 

Pour conclure, je tends à penser que le film Detention est, même si mes interprétations s’avèrent infondées, plus intéressant historiquement que ne l’est son parent vidéo ludique, ou tout du moins plus explicite. Alors que le jeu vidéo procédait par petites touches impressionnistes, le film est beaucoup plus direct dans son approche. Cela tient probablement beaucoup aux possibilités du médium filmique ainsi qu’à la courte durée du jeu vidéo de base, quelques heures de jeu tout au plus.

Dans tous les cas, Detention est une sorte de miroir tendu à la société taïwanaise, notamment vers sa jeunesse, pour qu’elle regarde une époque passée. Je ne sais pas non plus si c’était le but principal des concepteurs, mais le fait est que la jeunesse taïwanaise semble très réceptive à ce sujet. J’en veux pour preuve, même si elle bien faible et peut-être un peu biaisée, que je devais être, à 30 ans, un des spectateurs les plus âgés de l’audience de cette séance, composée essentiellement de vingtenaires. Réception également matérialisée par le silence de plomb qui a régné pendant tout le film, et plus particulièrement lors des séquences citées ci-dessus.

Enfin, je tiens également à attirer une attention particulière sur quelques points de méthode. Du fait des manquements relevés précédemment, je n’entends pas affirmer que l’interprétation proposée est la plus juste et/ou la meilleure. Il s’agit simplement du regard d’un historien de formation passionné d’histoire taïwanaise sur une production culturelle contemporaine. Ce n’est donc pas celui d’un(e) spécialiste de l’histoire taïwanaise, qui aurait peut-être noté(e) des incorrections, des anachronismes ou des outrances interprétatives, ni celui d’un(e) universitaire en arts visuels qui aurait pu noter des détails techniques plus ou moins signifiants. Idem, les lecteurs fréquents de mon blog auront sûrement noter que ces questions d’ingérence et interférences du passé dans le présent d’une société donnée sont une de mes marottes préférées. Par conséquent, j’ai pu être par mon enthousiasme à surinterpréter certains détails. Si certains spectateurs ont repérés d’autres détails, qu’ils me contactent, je serai heureux d’en discuter !


[1] “Detention : Le titre de RedCandleGames adapté au cinéma”, JeuxVideo.com (24 juin 2019) (Dernière consultation le 22 septembre 2019)

[2] Le film est même précis sur la date, l’introduction expliquant que l’action se passe en 1962 sans vraiment détailler pourquoi un tel choix.

[3] Un exemple pour être plus précis. Pendant la scène de fouille d’un sac lors du passage matinal devant l’instructeur, ledit instructeur pose une question à un élève en terminant sa phrase par l’expression familière 知不知道 (zhi bu zhidao), que l’on peut traduire par “Tu sais ou tu sais pas ?”. La prononciation du vulgum pecus taïwanais contemporain pourrait se transcrire phonétiquement par un son [dz]. Or son homologue chinoise, le standard dans l’apprentissage de cette langue, est bien plus proche de [dj], comme dans Johnny Hallyday ou Djibouti. Cela ne doit rien au hasard. Scénaristiquement cela appuie le fait que, comme nombre de ces instructeurs militaires présents dans les écoles à l’époque, l’instructeur Bai est un 外省人. Allégoriquement cela renforce l’idée de la domination d’un Etat contrôlé par ces waishengren.

[4] Ici on pensera à l’histoire de Peng Ming-Min, militant pour la démocratie et l’indépendance de Taïwan, qui fut arrêté pour avoir distribué un manifeste pour la démocratie en 1964. A ce sujet on pourra lire l’autobiographie partielle de Peng, A taste of freedom. Le livre a également été traduit en français sous le titre de Le goût de la liberté.

[5] A noter que, si ces catégories de population, “Taïwanais de souche” et “Continentaux” peuvent encore être opératoires pour les première et seconde génération de famille d’émigrés, elles le sont beaucoup moins en ce qui concerne les jeunes actuels.

[6] Redon A. et Datiche N., Les témoignages du silence. Le massacre du 28 février à Taïwan, Paris, 2017, p. 181

[7] Postulat qui peut se trouver renforcé par le fait que les scènes de vie quotidienne hors de l’école mettent seulement en scène Fang, jamais Wei.

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