[HistoireEnCité] La tour d’ivoire des historiens

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Représentation de Clio, muse de l'Histoire. Détail du tableau

Représentation de Clio, muse de l’Histoire. Détail du tableau “L’Art de la peinture” de Vermeer (vers 1666). © Wikimedia Commons

Le point de départ de ce billet est un article publié sur Rue89. Ce dernier met en avant les réactions de certains historiens ou doctorants [1] de l’association Goliards, eu égard au succès du livre puis de la série télévisée Métronome. L’histoire de France au rythme du métro parisien de Lorant Deutsch. On notera au passage le retard qu’ont pris ces personnes pour réagir à cette parution et cette diffusion, le livre ayant été publié en septembre 2009 et la série documentaire à l’écran au cours du mois d’avril 2012 [2]. Toutefois, on peut mettre à leur crédit que ce sont les seuls à écrire sur ce livre alors que des associations comme le CVUH (Comité de Vigilance face aux Usages publiques de l’Histoire), qui réagissent pourtant rapidement à des prises de positions du candidat Nicolas Sarkozy en 2007 [3] ou lors du débat sur l’identité nationale [4].

Il demeure que Métronome est un réel succès de librairie, pas moins de 1.5 millions d’exemplaires vendus. Les critiques à sa sortie étaient élogieuses. Par exemple, selon Libération [5], il s’agit d’ “Un récit enlevé de l’histoire de France vue de Paris, entre vulgarisation et effluves d’une réelle érudition”. BibliObs [6] explique, quant à lui, que c’est “Un pavé d’une science impressionnante”. Ce succès est tel que certains se sont interrogés sur son caractère de possible phénomène de société [7].

 

De nombreuses erreurs et distorsions de faits :

 

En tant qu’historien de formation, je ne ferais que rappeler les différents griefs, évoqués dans l’article de Rue89, qui ont pu être reproché au livre. Outre la présence d’erreurs historiques à répétitions, environ une quarantaine selon les recensions des Goliards, la méthodologie historique de l’auteur est, même pour un néophyte, très défaillante. Mon jugement peut être vu comme très sévère, mais je considère qu’oublier de citer ses sources, même si on peut penser qu’il a beaucoup pompé sur Wikipedia [8], est peu pardonnable. Mais que Lorant Deutsch se rassure certains historiens ne font pas non plus cet effort. La citation des sources n’est pas, à mon sens, une spécificité historienne puisque même dans la vie quotidienne dès que l’on cherche à convaincre un interlocuteur on est inévitablement ramener vers le degré de véracité de sa parole et donc vers ses sources (reportage télévisé, presse, livre etc.).

De même, aucune bibliographie n’est fournie avec le livre. Il est donc impossible de connaître les références de l’auteur ou tout simplement permettre au lecteur curieux de poursuivre ses recherches. Par ailleurs, et c’est là le plus gros défaut, le livre est orienté par les convictions politiques de l’auteur, celui-ci se définissant comme “royaliste de gauche”. De fait, les saints et les rois sont toujours mis en avant alors que les révolutionnaires sont voués aux gémonies [9]. De plus, Lorant Deutsch livre une vision très “romantique” de l’Histoire [10], mue essentiellement par les caractères des hauts personnages et de leurs passions ou pour la volonté de tordre la réalité et les faits pour qu’ils conviennent à la vision que l’on veut donner à l’Histoire. Outre Métronome, on peut trouver un exemple [11] de cette dialectique dans la vision que la Russie poutinienne veut donner de son “aïeul” tsariste.

Enfin, pour finir rapidement un réquisitoire qui pourrait beaucoup plus s’étirer en longueur [12], on notera la reprise de la théorie du choc des civilisations [13], mise en avant par Samuel Huntington, qui opposerait en un choc frontal les civilisations méditerranéennes, grecque et romaine, et germaniques, dont nous sommes les descendants. La moindre étude un peu approfondie montre que les civilisations germaniques ont repris des éléments gréco-romains.

 

Quand les autorités s’emparent d’un livre douteux :

 

Si cela s’arrêtait là ce livre aurait provoqué un tsunami dans le verre d’eau du landerneau des historiens, universitaires ou pas. Toutefois, certains responsables politiques, tel Robert Hue, en ont fait leur “coup de coeur” et l’Académie de Paris a mis en place des projets pédagogiques [14] autour de ce livre. Eu égard à ce que j’ai dit précédemment, je ne peux que faire part de mon mécontentement. A mon sens, le but de l’enseignement de l’Histoire dans le secondaire est, avec l’aide des autres sciences humaines, de pouvoir permettre la formation de futurs citoyens, aptes à réfléchir par eux-mêmes. En tant que citoyen je pourrais souhaiter plus, mais mon esprit strictement historien doit s’arrêter là.

 

L’enfermement dans une tour d’ivoire :

 

Pour conclure, je voudrais revenir sur ce qui me semble être l’une des raisons du succès de librairie de Lorant Deutsch : l’isolement des historiens universitaires dans leur “tour d’ivoire”. On retrouve cette critique dans certains des commentaires de l’article de Rue89 sur Facebook dont celui-ci :

Un commentaire d'un internaute sur la page Facebook de Rue89. Capture d'écran de l'auteur

Un commentaire d’un internaute sur la page Facebook de Rue89. Capture d’écran de l’auteur

Même si le style est abrupt, je crois que cette personne touche un point sensible, mais relativement vrai. En effet, j’ai souvent l’impression que la communauté historienne, et plus généralement universitaire, est souvent comme “hors du temps”, hormis dans les cas, légitimes et souvent salutaires, où il faut défendre la communauté contre des projets de lois gouvernementaux. A ma connaissance, seul le CVUH critique régulièrement, c’est-à-dire hors des périodes de bouleversements au sein de l’Université, les usages publics de l’Histoire, que cela soit en France ou dans le monde. Toutefois, malgré ses grands mérites cette association ne porte pas ce que j’appelle de mes voeux : une véritable vulgarisation, ou plutôt popularisation comme explique Christophe Naudin dans l’émission de radio précédemment citée. Certains me diront que des collections dans ce sens existent chez quasiment chaque éditeur, mais le succès de Métronome nous force à constater qu’elles ne sont pas bien connues du grand public. De même, il existe des programmes à la télévision, Secrets d’Histoire sur France 2 ou L’Ombre d’un doute sur France 3, mais ceux-ci sont d’une indigence telle, et ce pas nécessairement à cause des historiens qui y participent mais du fait du parti pris, du montage et des effets scénaristiques, que cela dessert plus qu’autre chose la cause d’une véritable vulgarisation. Je suis très bien conscient qu’un tel projet est difficile à mettre en place, mais l’existence, et la survie depuis 1990, pour nos amis géographes de l’émission Le dessous des cartes démontre que de tels projets sont possibles. De même, pour les philosophes avec Philosophie, sur Arte. Il suffit simplement de trouver les bonnes idées et les bons axes. Espérons que cela sera mis en chantier de mon vivant…


[1] Lepron L., “Le « Métronome » de Lorànt Deutsch, un livre idéologique ?”Rue89 (20 mai 2012) (Dernière consultation le 24 mai 2012)

[2] Matt E., “Métronome de Lorant Deutsch, prochain arrêt : France 5 en avril. Les premières images”Média(s), un autre regard (7 mars 2012) (Dernière consultation le 24 mai 2012)

[3] Sous la direction de de Cock L., Madeline F., Offenstadt N. et Wahnich S., Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de FranceMarseille, 2008

[4] Noiriel G., À quoi sert « l’identité nationale »Marseille, 2007

[5] Chapuis N., “PAVÉS, PAS PRIS”Libération (10 septembre 2011) (Dernière consultation le 24 mai 2012)

[6] Quirot O., “Lorànt Deutsch, le titi parisien”BibliObs (6 novembre 2009) (Dernière consultation le 24 mai 2012)

[7] Benhaiem A., “”Métronome” de Lorànt Deutsch, un phénomène de société?”L’Express (30 août 2010) (Dernière consultation le 24 mai 2012)

[8] Blanc W., “Lorànt Deutsch Louvre trop…”Goliards.fr (Dernière consultation le 24 mai 2012)

[9] Blanc W., “La Révolution version Deutsch, où l’histoire Yop”Goliards.fr (Dernière consultation le 24 mai 2012)

[10] “Cours d’histoire survoltés avec le comédien Lorànt Deutsch”, Chaîne Dailymotion Paris.fr, mise en ligne le 20 mai 2010

[11] Amacher K., “La mémoire historique en Russie, 20 ans après la fin de l’URSS”Blog du CVUH (22 janvier 2012) (Dernière consultation le 24 mai 2012)

[12] Cf. “Radio Goliard[s] 1 – Les historiens de garde”Goliards.fr (29 avril 2012)

[13] Blanc W., “Oups, j’ai marché dans Lorànt Deutsch”Goliards.fr (Dernière consultation le 24 mai 2012)

[14] “Actualités de la Vie Lycéenne”ac-paris.fr (Dernière consultation le 24 mai 2012)

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