[Polémiques] Rammstein et la représentation de la Shoah

N'oubliez pas de partager, ça aide le blog à avancer !

Extrait de la séquence qui a fait polémique

Un adage populaire explique que la musique adoucit les mœurs. Cela est souvent vrai. Idem le mariage de la musique et de l’histoire peut donner naissance à des objets culturels intéressants. J’en ai déjà parlé à propos de Chthonic et de l’histoire de Taïwan. Plus récemment, les amateurs d’histoire militaire peuvent également se pencher sur le cas de “Sabaton History”, chaîne YouTube sur laquelle le groupe suédois éclaire les différents contextes historiques des événements qu’ils ont mis en chanson. Toutefois, le mélange histoire/musique peut également déclencher des polémiques. De façon générale, de nombreux clichés assimilent la culture musicale métal avec l’idéologie et plus généralement la pensée d’extrême-droite. Ce n’est pas Rammstein qui prétendra le contraire. En effet, depuis quelques jours le groupe de métal allemand est au cœur d’une polémique historico-mémorielle.

 

Nausée et abjection : la polémique

 

Tout est parti de la publication d’une vidéo promotionnelle annonçant la sortie prochaine du nouveau single du groupe, “Deutschland” [1]. Dans ce format court, environ 30 secondes, certains musiciens sont présentés sous les traits de détenus d’un camp de concentration nazi attendant une exécution prochaine, des cordes étant visibles autour de leurs cous.

Peu après la mise en ligne de ladite vidéo, les réactions ont été particulièrement vives, et ce des deux côtés du Rhin. En Allemagne les principales réactions – en tout cas celles abondamment reprises dans la presse française [2] – sont dues à Charlotte Knobloch, élue CDU – le parti conservateur d’Angela Merkel – et ancienne présidente du Conseil central des juifs, et Felix Klein, responsable des affaires d’antisémitisme auprès du gouvernement. La première affirme que “la façon dont Rammstein détourne la souffrance et le meurtre de millions de gens à des fins de divertissement est frivole et abjecte”. Le second a déclaré qu’il s’agit là d’une “utilisation de mauvais goût de la liberté artistique” et que cette mise en scène marque le franchissement d’une “ligne rouge”. Reviennent également à plusieurs reprises l’idée que la mise en scène des victimes des persécutions ferait partie d’un coup marketing visant à assurer les ventes du prochain album du groupe. Par exemple, pour Alexander Graf Lambsdorff “La Shoah ne doit pas être utilisée à des fins de publicité”.

En France l’ensemble de la presse généraliste et musicale [3] a publié un article traitant de cette polémique. Le plus souvent les propos précédents étaient repris, agrémentés d’une mention des anciennes polémiques en lien avec le nazisme, notamment l’utilisation des images d’un film de propagande de Léni Riefenstahl pour le clip de “Stripped” [4]. Hors des frontières allemandes, certains commentateurs ont mis l’accent sur la germanité, la phonologie de la langue de Goethe et la présence des victimes de la Shoah dans le clip de “Deutschland” pour établir des connexions entre divers éléments épars [5].

 

Une polémique révélatrice, mais sans fondement :

 

Comment est-il possible de voir cette scène et expliquer calmement que Rammstein ferait l’apologie du nazisme ? Idem je ne vois guère où est l’abjection… / Capture d’écran YouTube

Essayons de reprendre les choses calmement. Le seul reproche que l’on pourrait faire à Rammstein serait si l’utilisation de cette représentation de la Shoah servait à des fins de négation/minimisation/relativisation des faits. Ou que l’objectif était de dévoyer l’événement dans un but de choc moral et/ou de lubricité. On pensera ici au phénomène éphémère, mais troublant du “nazi porn” [6]. Or où est-il sérieusement possible de trouver un élément allant dans ce sens ? De fait, le groupe donne une représentation qui pour être partiale – comme toute représentation – n’en est pas pour le moins assez complète tout en révélant certaines inhibitions. En effet, si, à en juger par les vêtements des condamnés, la scène en question semble vouloir représenter un simili camp de concentration, aucune trace de travaux forcés, d’expérimentations médicales ou de chambres à gaz. Idem, pour la Shoah par balles. On gagera qu’il s’agit ici d’un souhait d’une certaine décence. Évoquer sans montrer crument. Néanmoins, malgré ces parti pris, Rammstein à chercher à éviter le prisme “judéo-centré” des représentations habituelles des exactions nazies, la mémoire des victimes juives tendant à prendre une place importante par rapport aux autres catégories de victimes. En effet, outre l’étoile jaune, sont figurées des étoiles rouge, rose et rouge et jaune. Celles-ci suggèrent l’existence de prisonniers pour homosexualité, affiliations politiques (socialistes, communistes et anarchistes le plus souvent) et un mélange de judéité et de convictions politiques. Probablement pour ne pas prêter flanc à l’accusation de minimisation de la barbarie nazie – ce qui est d’ailleurs un crime en Allemagne [7] – , le détenu exécuté est ouvertement juif et captif car juif. A cet égard, on pourrait interpréter cette exécution comme une allusion à la plus grande souffrance des populations juives, même si ce vocabulaire comparatif n’a pas vraiment de sens. En somme, les juifs ne sont pas les seules victimes des nazis, mais elles auraient plus souffert que les autres [8].

Par ailleurs, de manière plus générale, étant donné l’objectif du clip – évoquer l’histoire allemande en 6 minutes – et le sens des paroles – la difficulté pour le protagoniste d’aimer son pays et son histoire [9] – , comment était-il possible de ne pas discuter – et donc représenter – une période telle que le nazisme et ses barbaries ? C’était là un passage obligé. Sa présence gêne et indispose, mais son absence aurait créer une controverse encore plus conséquente, ou tout du moins alimenter les polémiques et les réquisitoires en nazisme contre Rammstein. Par ailleurs, comme le note un commentateur [10], la scène principale sur le nazisme est accompagnée des paroles “Allemagne, je ne peux te donner mon amour”. Enfin, l’identification de Germania sous les traits d’une actrice noire, Ruby Commey devrait finir de mettre en pièces toutes les accusations de sympathies nazies, le nazisme étant construit sur une idée de supériorité de la race blanche sur les autres [11].

Toutefois, il est tout à fait significatif que la polémique soit partie d’un simple clip promotionnel, l’œuvre à venir étant clouée au pilori avant même sa diffusion. A fortiori parce que ladite œuvre traite de la Shoah et du nazisme.

 

Un passé qui doit passer ?

 

Un Allemand peut-il parler de la Shoah ? Cette question est un peu provocatrice, car évidemment c’est possible, même si le porte-parole du ministère israélien des Affaires étrangères, Emmanuel Nashton, tend à penser que toute parole artistique allemande sur la Shoah est inappropriée [12]. Néanmoins, cette polémique permet de poser de façon générale la question de la représentation de la Shoah. Depuis la fin du mutisme des victimes juives à partir des années 1970, plusieurs œuvres ont cherché à parler de la Shoah. La plus célèbre est un documentaire, Shoah, de Claude Lanzmann en 1984. Toutefois, la fiction s’est également frotté à ce matériel, le plus souvent pour être fraîchement reçue par la critique. Un film a même fait l’objet d’une polémique initiée par Claude Lanzmann. C’est La liste de Schindler de Steven Spielberg. Les principaux reproches du documentariste et des autres contradicteurs étaient de nature éthique, la Shoah étant un indescriptible et tout autre traitement autre que documentaire poserait un dilemme moral [13]. Ces mots résonnent de manière assez étrangement familière. En 2019 les événements de cette époque sont encore d’un passé tellement brûlant – notamment en Allemagne, mais l’intensité des réactions françaises donne à penser que cela est peut-être extensible à la France et l’Occident en général – qu’une simple évocation artistique sans but provocant, est déjà une certaine forme de transgression. Et ce même quand l’évocation de la Shoah n’est qu’une facette d’un propos bien plus général.

Je ne tends pas à expliquer que tout propos non-documentaire sur la Shoah est nécessairement condamné à la censure par une espèce d’omerta “historico-sionisto-gauchiste”. Je laisse ces délires à des gens comme Alain Soral. De fait, la Shoah doit continuer à être traité comme un événement marquant du XXème siècle, un de ceux qui a contribué à modeler notre monde contemporain. Néanmoins, c’est également un fait indiscutable que l’Occident de façon générale est plutôt dans un rapport de névrose face à la Shoah. Cela doit-il (peut-il ?) continuer encore longtemps ? En effet, plus de 70 ans séparent les événements de notre présent de 2019. Par conséquent, malgré le travail admirable des enseignants, des conservateurs de musées, des documentaristes et j’en passe, des générations – la mienne et celle qui suit – sont nées et ont grandis dans un environnement où la présence mémorielle de la Shoah était de moins en moins prégnante, tout du moins sur le plan émotionnel. Il est est donc compréhensible – ce qui différent de justifiable ou d’appréciable, soit dit en passant – que ces jeunes aient une vision différente de leurs aînés.

Mon but n’est pas de cautionner ou minimiser toutes les formes de non respect envers les lieux et les victimes de la Shoah, notamment lorsque c’est le fait de touristes [14] ou d’idéologues radicaux. Je voudrais seulement expliquer qu’il pourrait être temps de “laisser passer” cet épisode historique du point de vue mémoriel. Toujours avoir une conscience grave et une attitude résolue face aux questions d’antisémitisme et de négationnisme, mais aussi décider que la Shoah ne vienne plus hanter nos consciences occidentales. Ce n’est pas insulter les victimes que de représenter leurs souffrances honnêtement et sans velléités perverses. Le problème n’est pas tant dans la représentation artistique en elle-même, mais plutôt dans les intentions que l’auteur/le cinéaste/l’artiste a voulu communiquer. De ce fait, la gravité dans la représentation des événements par Rammstein est, de mon point de vue, un exemple intéressant. En tout cas elle ne mérite assurément pas une polémique.

 

Conclusion :

 

Pour conclure, le temps faisant son oeuvre, les derniers survivants de la Shoah et des crimes nazis disparaissent peu à peu. Une fois ces derniers tous partis, comment continuer à parler de Shoah ? Devra-t-on toujours lui accorder une place aussi centrale ou toute forme d’expression non historique ferait scandale ? Arrivera-t-il un jour où la Shoah sera considérée comme un événement “comme les autres”, comme une tragédie singulière par son ampleur et sa finalité génocidaire, mais traitable sur un pied de plus ou moins égalité avec les autres grands massacres contemporains ? Je ne saurais avoir de réponse. Si cela devait avoir lieu, je ne suis même pas sûr de pouvoir le voir de mon vivant. L’avenir nous le dira.


[1] “XXVIII.III.MMXIX”, Page Facebook officielle de Rammstein, 26 mars 2019. A noter que les prochaines allusions au clip “Deutschland” feront référence à l’œuvre entière, visible ici, et non à la seule présentation promotionnelle. (Dernière consultation le 13 avril 2019)

[2] On retrouvera ici pêle-mêle France info, Le Progrès, France Soir, BFMTV, La Dépêche, RTL, Libération, Le Figaro, 20 minutes ou Midi libre. Tous les articles ont été publiés le 28 ou 29 mars 2019. (Dernières consultations le 13 avril 2019)

[3]Rammstein : retour tonitruant avec « Deutschland »”, Rolling Stone, (2 avril 2019) ; Pinet Z.., “Rammstein fait polémique avec un clip qui met en scène un camp de concentration”, Les Inrocks (29 mars 2019) (Dernières consultations le 13 avril 2019)

[4] La page Wikipédia consacrée au groupe permet de faire un point sur les différentes polémiques au fil des années. (Dernière consultation le 13 avril 2019)

[5] “Clips : “Quand c’est un rappeur, on se dit toujours que c’est du premier degré””, Arrêt sur images (5 avril 2019). On pourra trouver l’extrait en question sur leur page Facebook. (Dernières consultations le 13 avril 2019)

[6] Je regroupe ici deux sous-genres différents, la “Holocaust pornography”, éphémère type de bande dessinées israéliennes du début des années 1960, et la “nazisploitation”, cinéma pornographique dans les années 1970 et début des années 1980. Cf. Kershner I., “Israel’s Unexpected Spinoff From a Holocaust Trial”, New York Times (6 septembre 2007)

[7] Article 130 et 130a du Code pénal allemand. Le texte est disponible en ligne sur le site du Ministère fédéral de la Justice.

[8] A noter qu’ici aussi le plan ne saurait sérieusement être qualifié de malsain, car, si l’exécution est montrée de manière claire et directe, la caméra ne s’attarde pas sur le visage et/ou le corps supplicié, la scène ne durant que 4 secondes.

[9] N’étant pas germaniste, je me réfère aux traductions disponibles sur Internet. On regardera par exemple celle-ci, trouvée sur un site de fans.

[10] Braun S., “Rammstein video furore: Far-right clickbait or anti-fascist art?”, Deutsche Welle (29 mars 2019)

[11] Les Noirs étaient vus comme des éléments abâtardissant la “race aryenne”. Par exemple, dans Mein Kampf Hitler expliquait – à propos des soldats coloniaux occupant la Ruhr au début des années 1920 – que “Les Juifs ont emmené les Nègres en Rhénanie dans le but de souiller et de bâtardiser la race aryenne“. Par ailleurs, même sans volonté génocidaire, les Noirs – que ce soient les Afro-américains ou les soldats coloniaux français – ont également grandement souffert des exactions nazies. Cf. “Les Noirs pendant la Shoah”, United States Holocaust Memorial Museum et Bédarida C.., Aux Noirs victimes de l’horreur nazie”, Le Monde (17 février 2005)

[12] Tweet d’Emmanuel Nashton du 28 mars 2019. Ce dernier affirme

This “ Rammstein “ clip , using the Holocaust for advertisement purposes, is shameful and uncalled for . We join the many voices calling for its immediate removal .

Un peu plus tard, dans un autre tweet

Watched it of course (and yes, I speak German). Still think it’s a mistake and uncalled for to use the Shoah in order to make a point . Especially in Germany. Especially in German.

[13] Cf. Besse C., ““La Liste de Schindler” a 25 ans : le film controversé de Spielberg ressort en salles et débarque sur Netflix”, Télérama (13 mars 2019)

[14] Berrod N., “Selfies, crachats, torses nus : les sites mémoriels confrontés aux touristes indélicats”, Le Parisien (11 avril 2019)

N'oubliez pas de partager, ça aide le blog à avancer !