[Polémiques] Devait-on vouloir rééditer les pamphlets antisémites de Louis-Ferdinand Céline ?

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Louis Ferdinand Destouches, alias Louis-Ferdinand Céline (entre 1930 et 1942) © Wikimedia Commons

Pendant plusieurs semaines, une polémique a hanté les réseaux sociaux historiens, notamment chez nos camarades journalistes contemporanéistes. En effet, la maison d’édition Gallimard avait décidé de rééditer l’ensemble des pamphlets antisémites de Louis-Ferdinand Céline. Plusieurs historiens se sont élevés contre cette initiative, souvent pour des raisons différentes, et il semblerait que le pouvoir exécutif avait décidé de garder un œil vigilant – mais non censeur – sur l’ensemble de l’opération. Même si le projet éditorial n’aboutira pas, je souhaiterais revenir dessus car les différents arguments méritent discussion et que cela peut interroger l’ensemble de la société française sur son rapport à un personnage, Louis-Ferdinand Céline, et une période, la Deuxième Guerre mondiale.

 

De quoi parle-t-on ? :

 

De fait, suite à un accord financier, de certains précédents comme Lucien Rebatet et en raison de l’existence d’une édition canadienne, Lucette Destouches, veuve de Louis-Ferdinand Céline, a décidé d’autoriser la réédition de trois pamphlets de son mari, Bagatelles pour un massacre, L’école des cadavres et Les beaux draps, originellement parus entre 1937 et 1941. Le projet a été annoncé au début du mois de décembre 2017 [1] pour une parution à l’horizon 2018 [2]. Originellement les textes publiés par Gallimard devaient se fonder sur les travaux du professeur de littérature française du XXème siècle Régis Tettamanzi, auteur de l’édition canadienne et d’une thèse sur les pamphlets de Céline [3]. Une préface de Pierre Assouline aurait due accompagner les textes. Devant les réactions indignées et l’ampleur de la polémique, l’éditeur a décidé de ne pas mener le projet à terme [4].

Car en effet, le débat fut vif et particulièrement intense, que ce soit dans la sphère relativement feutrée des historiens ou sur la place publique. De fait, dès l’annonce, la première estocade a été portée par le président de l’association des Fils et filles de déportés juifs de France, Serge Klarsfled et par le député de la France insoumise, Alexis Corbière. Ces derniers demandent l’interdiction pure et simple de l’édition des textes [5]. Si l’ambassadrice d’Israël en France s’est également – sans surprise – positionnée sur cette ligne [6],  le premier ministre Edouard Philippe plaide, quant à lui, pour une édition “soigneusement accompagn[ée]” [7]. De même, le délégué interministériel  à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT a exigé des “garanties” de la part de l’éditeur [8].

Et les historiens dans tout cela ? Dès le 13 décembre 2017, le Conseil Représentatif des Institutions juives de France publie un long entretien avec Pierre-André Taguieff et Annick Durafour dans lequel ils appellent à une édition véritablement critique et historienne, critiquant vertement les insuffisances notamment historiques du travail de Régis Tettamanzi [9]. Peu après, les deux chercheurs, accompagnés de plusieurs collègues, ont publié une tribune mettant en avant les “conditions” qu’ils jugent nécessaires de réunir avant toute éventuelle réédition [10]. L’un des signataires, Laurent Joly, plaide, de son côté, pour une interdiction du projet tel qu’il était présenté par Gallimard, mais pour une édition scientifique dans un futur indéterminé [11]. Enfin, dernier élément en date avant la décision d’annulation par Gallimard, la tribune d’Alya Algan, Tal Bruttmann, Eric Fournier et André Loez, répondant point par point aux arguments de Gallimard et des différentes tendances pro-réédition avant d’affirmer leur souhait de voir l’établissement d’une édition scientifique en ligne et gratuite [12].

 

Quelques remarques additionnelles :

 

N’étant pas un spécialiste de l’œuvre de Céline, je me garderai bien d’un jugement tranché sur le fond et sur la capacité de conviction/persuasion de la prose célinienne. Mes remarques ne s’attarderont que sur certains réactions historiennes et la pertinence ou non de cette idée de réédition ou d’un autre projet futur.

Dans la dernière tribune cité – et pour en avoir discuter avec un des auteurs sur Twitter – , certains historiens refusent la réédition par principe, notamment parce que cela serait diffusé des appels aux meurtres des juifs. Outre le fait que les internets regorgent déjà de ce type de contenu, de la part d’un groupe comme l’Etat islamique ou de mouvances d’extrême-droite antisémites tels qu’Egalité et Réconciliation ou Quenel+, une simple requête dans un moteur de recherche fait apparaître plusieurs résultats menant vers Bagatelles pour un massacre sous format numérique. Qui plus est il s’agit souvent de versions originales. Par conséquent, un antisémite patenté pourra obtenir l’un des objets de son désir cinq minutes après requête, le tout gratuitement, depuis chez lui et sans aucun appareil critique. Idem, une réédition ne signifie pas nécessairement une vente massive et même dans ce cas, cela ne saurait présumer d’une lecture massive. Dès lors, l’idée d’une réédition en librairie comme véhicule majeur de propagation de la haine antisémite, le tout dans le contexte troublé actuel, est un faux argument. Ce qui ne revient pas à nier la réalité de l’antisémitisme en France ou de la force de conviction des écrits de Céline.

En poursuivant, et en tenant compte de certaines réactions vues ça et là sur les réseaux sociaux, désirant un oubli collectif de ces textes, on pourrait tenter une comparaison assurément bancale avec – toutes proportions gardées – les tentatives de pénalisation de consultation des sites djihadistes. Or, le Conseil d’Etat avait censuré cet aspect après l’adoption de la loi antiterroriste. En effet, derrière ces réactions de principe, il semble ressortir une même idée, celle que le lecteur serait nécessairement suspect de sympathie avec le contenu du fait de sa décision de lecture. Outre le cas des chercheurs et de toutes les personnes devant lire Céline – ou d’autres proses similaires – dans le cadre de leur travail, certains lecteurs peuvent être attirés vers ce genre de livres par le sentiment humain – tellement humain ! – de la curiosité intellectuelle. Certains pourraient se laisser ensorceler, mais il m’est d’avis que ce ne sera pas la majorité – loin de là – et que lecture ne saurait être assimilé à partage de convictions avec l’auteur. Idem, je tends à penser que les personnes pouvant affirmer ou renforcer des convictions antisémites après lecture de ces textes, sont des individus déjà “pervertis” par la pensée antisémite. En somme, les pamphlets de Céline ne seraient potentiellement pas des déclics faisant tomber dans un antisémitisme, plutôt des éléments confirmant une intuition déjà présente. Intuition qui ne serait peut-être pas puisée aux sources traditionnelles de l’antisémitisme [13], mais potentiellement en lien avec les soubresauts de la “question israélo-palestienne” [14]. Par conséquent, j’ai confiance en la capacité de réflexion critique et de prise de recul de la grande majorité des potentiels lecteurs. Donc je tends à considérer, probablement avec une certaine dose d’optimisme – que l’impact d’une éventuelle édition des pamphlets antisémites de Céline serait limité. Tout du moins pas décisif.

En outre, lors de discussions fortement animées sur le sujet, plusieurs personnes [15] ont objecté du peu d’intérêt des pamphlets antisémites pour la compréhension générale de la période ou de l’antisémitisme en France à cette époque. N’ayant pas lu les textes en question, je ne saurais me prononcer là-dessus. Mais admettons qu’ils ont raison, ce qui est probablement le cas. Cela constitue-t-il une raison suffisante pour refuser le principe même d’une réédition ? Le citoyen en moi vomit la prose antisémite de Céline et des autres, mais l’ancien étudiant en Histoire tend à considérer qu’une réédition critique ne serait pas tout à fait superflue. En tout cas, elle pourrait avoir sa place, non pas comme une urgence scientifique, plutôt comme un potentiel projet. Projet permettant de contrer les futures éditions sans distance une fois que l’ensemble que de l’œuvre de Céline sera tombée dans le domaine public. Projet mettant également à la disposition du public scientifique et du “grand public” des écrits remis en contexte et traités avec méthode.

In fine, je voudrais essayer d’aller un peu plus loin dans l’analyse et de voir l’arrière-plan derrière toute cette polémique. En effet, pourquoi éructer avec une telle force devant ce nouveau projet alors que la réédition de certains textes de Lucien Rebatet, écrivain antisémite et collaborationniste, n’avait provoqué qu’un émoi relativement limité ? Tout du moins pas aussi vif . Cela tient-il à la notoriété de Céline, à la fascination pour Voyage au bout de la nuit ou à l’antisémitisme cru et direct de Bagatelles pour un massacre ? Ou à la capacité de réception de la société française actuelle devant de tels textes ? Aller plus loin serait ouvrir grand la porte aux misérables hypothèses psychologisantes, mais il demeure que cela interroge. Dans tous les cas, cela vient confirmer les résultats de l’enquête sur la pensée historique des Français [16]. En effet, elle met en évidence que l’événement considéré comme le plus important par la société française de 2017 n’est autre que la Deuxième Guerre mondiale. Cette dernière est donc bien la “matrice de la mémoire collective des Français”.

 

Conclusion :

 

Pour conclure, si les aspects proprement mercantiles de l’affaire, notamment la vente par Lucette Destouches pour se constituer un revenu supplémentaire (Gallimard étant un acteur privé régit par une volonté de rentabilité de ses choix de publications, il n’est guère étonnant que cette maison se soit positionné sur ce potentiel marché. Mais elle se serait honorée en affirmant son ambition de reverser tout ou partie des bénéfices engendrés à des organisations de lutte contre l’antisémitisme), sont particulièrement détestables, je tends à penser que le principe même d’une réédition des pamphlets antisémites de Louis-Ferdinand Céline n’est pas un souci en soi, encore faut-il que cette tâche soit menée à bien avec intelligence, esprit critique et quelques doigts de morale.


[1] Dupuis J., “Les pamphlets antisémites de Céline vont être réédités en 2018”, L’Express (5 décembre 2017) (Dernière consultation le 21 janvier 2018)

[2] Même si ultérieurement l’avocat de Lucette Destouches a expliqué que les textes seraient publiés “quand nous serons prêts”. Cf. Bui D. et Le Bailly D., “François Gibault : “Nous publierons les pamphlets de Céline quand nous serons prêts” “, BibliObs (22 décembre 2017) (Dernière consultation le 21 janvier 2018)

[3] Présentation de l’auteur sur le site de son université de rattachement, l’Université de Nantes. (Dernière consultation le 21 janvier 2018)

[4] “Gallimard renonce à rééditer les pamphlets antisémites de Céline”, France 24 (11 janvier 2018) (Dernière consultation le 21 janvier 2018)

[5] Sur la réaction de Serge Klarsfled, cf. Bui D., “Serge Klarsfeld : “Je réclame l’interdiction de la réédition des pamphlets antisémites de Céline” “, BibliObs (20 décembre 2017). En ce qui concerne Alexis Corbière, on lira Bui D., “Alexis Corbière : “Gallimard, renoncez à rééditer les pamphlets antisémites de Céline !” “, BibliObs (27 décembre 2017). A noter que le député a affirmé que les pamphlets en question étaient de la “littérature de merde”. (Dernières consultations le 21 janvier 2018)

[6] “Lettre ouverte de l’ambassadeur d’Israël au Président des éditions Gallimard sur la réédition de trois pamphlets antisémites de Louis-Ferdinand Céline”, Page Facebook “Israël en France” (10 janvier 2018) (Dernière consultation le 21 janvier 2018)

[7] “Pamphlets antisémites de Céline: Philippe appelle à «soigneusement accompagner» leur publication”, Libération (7 janvier 2018) (Dernière consultation le 21 janvier 2018)

[8] Dupuis J., “Réédition des pamphlets antisémites de Céline: le gouvernement veut des garanties”, L’Express (14 décembre 2017) (Dernière consultation le 21 janvier 2018)

[9] “Le dernier rebondissement de l’affaire Céline : le projet d’une réédition des trois pamphlets antisémites.”, Page Facebook “CRIF” (13 décembre 2017) (Dernière consultation le 21 janvier 2018)

[10] “Voici les conditions pour rééditer les pamphlets antisémites de Céline”, BibliObs (28 décembre 2017) (Dernière consultation le 21 janvier 2018)

[11] “Faut-il rééditer aujourd’hui les pamphlets antisémites de Céline ?”, France Culture (5 janvier 2018) (Dernière consultation le 21 janvier 2018)

[12] “Céline, Gallimard, et le choix de l’antisémitisme”, BibliObs (4 janvier 2018) (Dernière consultation le 21 janvier 2018)

[13] Même si ces dernières sont toujours bien actives, comme la polémique de Gérard Filoche l’a démontré. Cf. Lebourg N., “Pour celles et ceux qui douteraient que cette image relayée par Gérard Filoche est antisémite”, Slate (20 novembre 2017) (Dernière consultation le 21 janvier 2018)

[14] Le Devin W. et Albertini D., “Antisémitisme, les réseaux de la haine”, Libération (22 juillet 2014) (Dernière consultation le 21 janvier 2018)

[15] Que je remercie au passage car ils ont fait évoluer ma réflexion, même si les propos échangés ont parfois été virulents.

[16] “Comment la deuxième guerre mondiale demeure la matrice de la mémoire collective des Français”, Atlantico (10 octobre 2017) (Dernière consultation le 21 janvier 2018)

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