[France] Assassin’s Creed Unity et la mémoire politique

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Voici donc à quoi ressemble l’obscur objet de cette tempête dans un verre d’eau.

Que de débats ! Que de réactions épidermiques ! Que de lignes – souvent intelligentes, parfois beaucoup moins – écrites à propos de la toile de fond historique du jeu vidéo Assassin’s Creed Unity, sorti récemment sur consoles et PC. Tous les acteurs ayant pris part à l’élaboration de ce “produit culturel” (concepteurs du jeu vidéo, historiens ayant eu fonction de conseillers historiques [Laurent Turcot [1] et Jean-Clément Martin] [2] etc.) ont répondu à l’accusation en diabolisation de la période de la Révolution française et du personnage de Maximilien Robespierre, lancée par deux cadres du Parti de Gauche, Jean-Luc Mélenchon et Alexis Corbière. De même, les médias ont convoqué l’avis d’autres historiens de la période révolutionnaire, notamment Michel Biard [3], Hervé Leuwers [4] et Guillaume Mazeau [5].

A la lumière de tout ce qui a déjà été écrit ou exprimé sur le sujet, on pourrait légitimement s’interroger sur la pertinence et l’intérêt de ma bafouille dans la polémique. Avec ma sommaire connaissance de la pléthorique historiographie de la Révolution française, je voudrais essayer de prendre un peu de hauteur pour raisonner en termes de place de l’historien dans la société et du rapport de segments de la société française à l’histoire. Mon angle d’interrogation de la polémique ne s’attachera donc pas réellement aux faits, notamment parce qu’il a été clairement démontré que des erreurs factuelles [6] se sont glissées dans le scénario du jeu et que donc tout propos supplémentaire ne serait qu’une redite moins bien écrite des arguments d’autrui.

 

Alexis Corbière et l’histoire, ou quand l’enfer est pavé de bonnes intentions:

 

Je n’ai pas nécessairement et à priori de problème politique avec Alexis Corbière. Je ne le déteste pas, lui et les camarades de son parti, pour ce qu’ils sont, une certaine partie de la gauche française, ou pour ce qu’ils pensent sur les grands sujets de tourments de la société française actuelle. En revanche, j’ai plus de mal à apprécier les diverses sorties historiques de l’homme politique parisien.

En effet, n’est-ce-pas après sa proposition, très médiatisée, demandant l’arrêt de la promotion de Métronome au Conseil de Paris, que certains journaux ont commencé à titrer “Lorànt Deutsch attaqué par des élus communistes” [7], faisant de ce dernier le martyr médiatique d’une proposition présentée par les médias comme une hypothétique volonté de censure ? Qui plus est de la part d’un groupe politique apparenté, de par ses alliances, à la mouvance communiste, les amalgames – honteux, j’en conviens bien – avec les falsifications historiques de l’ex Russie soviétique étant faciles. De là s’est insinuée progressivement, dans les médias et dans l’esprit de nombreux “profanes”, l’idée que les historiens critiquant l’acteur ne seraient que d’obscurs crypto-marxistes et donc que leur critique ne serait motivée que par une morgue politique. Cela était même devenu, au fur et à mesure, l’argument favori de Lorant Deutsch pour vilipender ses contradicteurs [8]. En somme, Alexis Corbière porte donc, pour moi, la responsabilité pleine et entière de l’échec de la réception médiatique de la critique de Métronome au cours de l’été 2012. Il a bien plus desservi le camp qu’il voulait aider que toute autre chose. Le mieux a été l’ennemi du bien. De même avec la polémique portée par Jean-Luc Mélenchon et Alexis Corbière autour, selon eux, de la trop fréquente diffusion de l’épisode de L’ombre d’un doute sur Robespierre et la Vendée au début de l’année 2013 [9].

 

La levée de boucliers sur Assassin’s Creed Unity était-elle nécessaire ?:

 

De fait, il ne faut pas – et je crois que dans de nombreuses prises de position cela a été le cas – oublier le contexte d’élaboration du jeu. Il s’agit de la série vidéo ludique des Assassin’s Creed. Cette dernière prend pour fil rouge la lutte séculaire entre les Assassins et les Templiers pour le contrôle du pouvoir et ce en localisant l’action dans différentes périodes historiques et territoires. Le tout en prenant le parti de réinterpréter ces mêmes faits et périodes historiques par le prisme de cette lutte manichéenne entre le bien et le mal. Par conséquent, dès le départ, dès le premier opus de la série, les concepteurs se sont placés dans une perspective fictionnelle et non historique. C’est en ce sens que, à mon avis, la polémique et surtout l’ampleur de celle-ci, sont totalement disproportionnées par rapport au fond de l’affaire. De fait, nous assistons quelque part à un dialogue de sourds, une parodie vidéo ludique de la lutte entre histoire et fiction.

Pour aller un peu plus loin et démontrer le caractère absurde de tout cela, il est possible de prendre un exemple plus proches de mes sphères de connaissances, la Grèce antique. De fait, c’est un peu comme si on commençait à critiquer 300 de Zack Snyder en agissant en tant qu’historien helléniste droit dans ses bottes et le doigt sur la couture, tout en oubliant que l’œuvre qui a servi de base à l’élaboration du scénario du film est un comic, donc purement une œuvre de fiction très librement adaptée de l’opus hérodotéen. De même, comme le suggère l’hebdomadaire Marianne [10] avec les exemples d’Inglorious Bastards ou du Da Vinci Code, de telles polémiques n’ont pas émergées lors des sorties des précédents opus d’Assassin’s Creed, ces derniers ayant pour cadres la Syrie médiévale ou la révolution états-unienne au XVIIIème siècle. Comme le note très justement l’historien Guillaume Mazeau dans l’ article paru sur Rue89, précédemment cité

la Révolution n’est qu’une toile de fond dans “Assassin’s Creed Unity”

Il est donc nécessaire de différencier ce qui relève de l’exploitation d’un imaginaire commun – plus ou moins fantasmé et plus ou moins de bon goût, ce qui est un autre débat – à des fins mercantiles et volonté politique et/ou idéologique de propager cet imaginaire pour porter un message politique. Comme un des commentateurs de l’article de Rue89 le souligne, on peut trouver regrettable l’intention de faire de l’argent sur le dos d’une vision plus ou moins mythifiée de faits historiques, mais l’objectif essentiellement vidéo ludique, et donc récréatif, est clairement affiché. Nous sommes donc loin du futur parc d’attractions “Napoléoland” d’Yves Jégo à Montereau, ce dernier voulant asseoir la crédibilité scientifique du projet par la création d’un “d’un comité scientifique international, qui sera la garantie que rien ne soit effacé ou mis de côté dans l’histoire napoléonienne” [11].

Par ailleurs, comme l’exprime nettement un des producteurs du jeu : “Assassin’s Creed Unity est un jeu vidéo grand public, pas une leçon d’histoire” [12]. Et j’ai la faiblesse – ou peut-être la naïveté – de croire que beaucoup de joueurs – l’immensité majorité ? – , qui sont surtout des personnes responsables et non pas des ados attardés éructant de haine car ayant perdu une partie de Call of Duty, ne s’y tromperont pas. Qui plus est, le jeu est vendu sous la restriction PEGI 18, ce qui dénote, au moins en théorie, que la majorité des joueurs vont être des adultes et donc dotés, au moins à minima, d’un peu de sens critique.

Malgré tout, comme Guillaume Mazeau le souligne, mettre en lumière les erreurs historiques du jeu n’est pas une tâche inutile en soi. La proportion, restreinte mais réelle, de joueurs qui voudraient en apprendre plus sur la période considérée pourra trouver dans les critiques historiques une première entrée dans l’historiographie du champ considéré.

 

Conclusion :

 

Au final, sous couvert de débat historico-politique, l’ensemble de cette polémique nous en apprend bien plus sur les figures ou époques tutélaires, pour ne pas dire les fétiches historiques, d’une partie de la gauche française actuelle, que sur toute autre chose. Plutôt une plongée dans l’inconscient politico-historique d’une partie de l’échiquier politique français que de l’histoire donc…


[EDIT du 6/12/2014] Je voudrais rapidement revenir sur la polémique car, alors qu’elle était plutôt éteinte depuis plusieurs jours, elle a connu un léger rebondissement sous la forme d’un nouveau texte d’Alexis Corbière [13]. Dans ce dernier, paru dans Libération, l’élu parisien défend une nouvelle fois sa thèse d’un dénigrement systématique de la Révolution française et notamment de la figure de Maximilien Robespierre, cette fois-ci avec plus d’arguments puisque la critique est faite après une expérimentation complète du jeu, semble-t-il. J’entends bien tout cela donc. Néanmoins, j’ai toujours du mal à souscrire à cela. En effet, pour déterminer si l’objectif réel d’Ubisoft est bien de mener une “croisade anti-révolutionnaire”, il faudrait déployer des arguments sur l’inconscient de l’ensemble de l’entreprise et/ou des développeurs en question. Or, cela n’est pas le cas dans le texte d’Alexis Corbière. L’argumentation est donc certes intéressante, mais pas du tout assez étayée pour établir raisonnablement une quelconque intention politique derrière Assassin’s Creed Unity. Je reste donc convaincu que cela demeure plutôt au niveau de la tempête dans un verre d’eau.


[1] “La réponse des historiens d’Assassin’s Creed Unity”Paris Match (15 novembre 2014) (Dernière consultation le 22 novembre 2014)

[2] Martin J.-C., “L’assassin volant et les leçons de l’Histoire”Blog personnel de J.-C. Martin sur la plateforme Mediapart (14 novembre 2014) (Dernière consultation le 22 novembre 2014)

[3] Biard M., “Assassin’s Creed Unity: des erreurs historiques sur la Révolution ? Mélenchon n’a pas tort”Le Plus (14 novembre 2014) (Dernière consultation le 22 novembre 2014)

[4] Audureau W., “Jean-Luc Mélenchon et « Assassin’s Creed Unity » : « deux formes différentes de la mémoire » de la Révolution”Le Monde (14 novembre 2014) (Dernière consultation le 22 novembre 2014)

[5] Le Corre B., “On a fait jouer un historien à « Assassin’s Creed Unity »”Rue89 (19 novembre 2014) (Dernière consultation le 22 novembre 2014)

[6] Audureau W., “« Assassin’s Creed Unity » ou le petit jeu des 7 erreurs historiques”Le Monde (16 novembre 2014) (Dernière consultation le 22 novembre 2014)

[7] Sallé C., “Lorànt Deutsch attaqué par des élus communistes”Le Figaro (11 juillet 2012) (Dernière consultation le 22 novembre 2014)

[8] “Polémique sur Charles Martel : Lorànt Deutsch répond aux universitaires du Front de Gauche”YouTube (mise en ligne le 4 octobre 2013 par “LeJournalDuSiecleTV”) (Dernière consultation le 22 novembre 2014)

[9] “Mélenchon à la rescousse de Robespierre”BFMTV (31 janvier 2013) (Dernière consultation le 22 novembre 2014)

[10] Publication de la page Facebook de l’hebdomadaireFacebook (19 novembre 2014) (Dernière consultation le 22 novembre 2014)

[11] Chabas C., “Napoléon, future mascotte d’un parc d’attraction ?”Le Monde (16 février 2012) (Dernière consultation le 22 novembre 2014)

[12] Audureau W., “« Assassin’s Creed Unity est un jeu vidéo grand public, pas une leçon d’histoire »”Le Monde (13 novembre 2014) (Dernière consultation le 22 novembre 2014)

[13] Corbière A., “Le credo des assassins de la Révolution”Libération (4 décembre 2014) (Dernière consultation le 6 décembre 2014)

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