[Epistémologie] Le vocabulaire historique : une “police de la pensée” ?

N'oubliez pas de partager, ça aide le blog à avancer !
Independent thought alarm

Certains esprits taquins pourraient considérer qu’Olivier Pétré-Grenouilleau a été victime, en quelque sorte, de cette fameuse alarme…

C’est par ce titre un peu provocant que s’ouvre le nouvel article de mon blog et comme toute provocation, elle doit se justifier pour avoir un tant soit peu de sens. De fait, dans les lignes qui vont suivre je ne vais pas me convertir – même de façon momentanée – aux différentes “théories” affirmant, avec plus ou moins de véhémence et moins ou moins d’intelligence, que de nombreuses sections de la pensée humaine, notamment la politique et les sciences humaines, seraient atteintes d’un syndrome, celui de la “bien-pensance”. Selon les promoteurs de ces discours, la pensée scientifique serait encadrée, et donc contrainte, par différents dogmes – “droits-de-l’hommistes” ou “anti-racistes” -, totalement hors du “réel”, qu’il ne faudrait surtout pas renier, sous peine d’être accusé de différents maux.

De fait, je voudrais interroger – trop brièvement je le concède et même peut-être maladroitement – la notion de vocabulaire en histoire et m’intéresser à l’acuité de certains termes utilisés, ainsi que de leurs charges intellectuelles. L’idée de ce billet m’est venue suite à la confrontation récurrente avec le traitement suscité par un même mot, “indigènes”, dans différents contextes et ce à travers des exemples pris dans diverses publications scientifiques.

Au cours de ma préparation de l’agrégation, j’ai été amené à voir ce vocable dans trois situations spatiales et chronologiques différentes : le monde grec “colonial” de l’époque archaïque (VIIIème – fin du VIème siècle avant notre ère) ; les conquêtes espagnoles et portugaises à l’époque moderne (XVIème – XVIIème siècle), notamment en actuelle Amérique du Sud et dans les Caraïbes, et, enfin, dans la situation des colonies occidentales et japonaises aux XIXème et XXème siècles.

 

Le cas grec archaïque :

 

Dans les publications ayant trait à l’époque grecque antique, l’historiographie use sans problèmes et sans arrières pensées malsaines du terme “d’indigènes”, même si c’est de façon plutôt rare puisqu’il ne se justifie pas par les sources anciennes, pour parler des populations locales, Brettiens de Grande Grèce ou Elymes en Sicile par exemple. Cela peut se justifier intellectuellement en regard de la situation antique. En effet, comme le mot de “Barbares” permet de le mettre en évidence, l’époque archaïque grecque n’introduisait pas – cela évoluant par la suite – une quelconque notion de différenciation culturelle sur fond de supériorité absolue de la “race hellénique” sur les autres peuples. En contexte “colonial”, la faiblesse des effectifs des nouveaux arrivants, au moins dans un premier temps, interdisait une quelconque pensée de ce type. De fait, comme l’explique Anne et François Queyrel [1] :

Le terme est venu d’une onomatopée, destinée à rendre le caractère incompréhensible pour les Grecs du langage des étrangers, comparé à celui des oiseaux : est donc barbare celui qui ne parle pas grec, alors que le terme xénos désigne celui qui est étranger à la cité, mais qui parle grec.

Par conséquent, les utilisations des vocables “indigènes” et son synonyme antique “barbares” dans le contexte grec antique est possible voire même souhaitable dans certains contextes, notamment l’époque archaïque, puisqu’il s’agit alors de simplement coller aux usages de l’époque et ce dans son acceptation datée du temps du propos.

 

Les exemples moderne et contemporain : 

 

En revanche, pour l’époque moderne certains historiens usent régulièrement, et à mon sens, sans réelles précautions – l’adjonction de guillemets par exemple – , du vocable “d’indigènes”. Je pense ici notamment à Serge Gruzinski, par exemple dans un article pour la revue les Annales en 2001 [2] ou dans ses livres Histoire du Nouveau Monde (2 volumes 1993-1995 avec Carmen Bernand) et Les quatre parties du monde. Histoire d’une mondialisation en 2004. Loin de moi l’idée d’affirmer que l’historien américaniste fait, par cette marque de récit, la preuve d’un racisme ou d’un absolu et désirable suprémacisme occidental sur les autres populations. En effet, une telle hypothèse serait aisément battue en brèche par le contenu même de l’ensemble de la bibliographie de Serge Gruzinski. Il demeure qu’à cette époque l’esclavage ou l’irrespect global pour les cultures amérindiennes et asiatiques, matérialisé par les destructions de temples et textes sacrés par les missionnaires espagnols, témoignent de l’existence de l’idée – pas nécessairement partagée par tous les contemporains, j’en conviens – d’une supériorité de la culture occidentale et chrétienne sur le monde allogène.

Pour ce qui est de l’époque contemporaine et du cas colonial, à ma connaissance, l’indignation et la révolte contre l’utilisation du mot “indigènes” sont plutôt bien partagées par une large partie de l’historiographie. Outre la critique de l’opinion racialisante qu’un tel terme implique à cette époque dans de nombreuses publications, j’ai le souvenir prégnant de la remarque cinglante que m’avait valu la prononciation de ce vocable, de la part d’un de mes professeurs d’agrégation, monsieur Laurent Manière. Il avait tiqué, avec raison, car j’avais mal contextualisé et mis à distance le mot.

 

Interrogation sur le vocabulaire de l’historien :

 

In fine, tout cela amène à une question bien plus fondamentale : comment doit parler l’historien ? Avec quel langage ? Doit-il se fondre dans l’époque dont il veut faire l’histoire, quitte à user des mêmes mots ou des mêmes catégories de pensée que les personnages historique en question, l’idée – intéressante au demeurant – sous-jacente étant, ainsi, de pouvoir faire “ressentir l’air du temps” au lecteur ou auditeur, mais aussi d’être plus proche des faits ? A ce propos, il serait possible de mettre en évidence des éventuels risques à une telle pratique. Au cours des années 1940, Marc Bloch s’inquiétait déjà des risques d’une utilisation des termes anciens de façon inappropriée par les historiens ainsi que sur l’historicité de certains mots :

Les documents tendent à imposer leur nomenclature ; l’historien, s’il les écoute, écrit sous la dictée d’une époque chaque fois différente. Mais il pense d’autre part, naturellement selon les catégories de son propre temps ; par suite, avec les mots de celui-ci : quand nous parlons de patriciens, un contemporain du vieux Caton nous eût compris ; l’auteur, par contre, qui évoque le rôle de la “bourgeoisie” dans les crises de l’Empire romain, comment traduirait-il en latin le nom et l’idée ? Ainsi, deux orientations distinctes se partagent, presque nécessairement, le langage de l’histoire. […]

Reproduire ou calquer la terminologie du passé peut paraître, au premier abord, une démarche assez sûre. Elle se heurte, pourtant, dans l’application, à de multiples difficultés.

C’est d’abord que les changements des choses sont loin d’entraîner toujours des changements parallèles dans leurs noms. Telle est la suite naturelle du caractère traditionaliste inhérent à tout langage, comme de la faiblesse d’invention dont souffrent la plupart des hommes.

D’un autre point de vue, il serait possible de s’interroger sur l’éventualité que le parti pris narratif puisse s’inscrire dans une démarche de “réécriture” du passé à l’aune de catégories qui n’ont pas été forgées pour le temps qu’elles vont permettre de décrire. Ici aussi, un extrait d’Apologie pour l’histoire [4], va pouvoir éclairer notre propos.

C’est que les transformations, en pareil cas, s’opèrent presque toujours trop lentement pour être perceptibles aux hommes mêmes qu’elles affectent. Ils n’éprouvent pas le besoin de changer l’étiquette, parce que le changement du contenu leur échappe. Le mot latin servus, qui a donné en français “serf”, a traversé les siècles. Mais au prix de tant d’altérations successives dans la condition ainsi désignée qu’entre le servus de l’ancienne Rome et le serf de la France de Saint-Louis, les contrastes l’emportaient de beaucoup sur les ressemblances. Aussi les historiens ont-ils généralement pris le parti de réserver “serf” au Moyen-Âge. S’agit-il de l’Antiquité ? Ils parlent d’ “esclaves”. Autrement dit, au décalque ils préfèrent, en l’occurrence, l’équivalent. Non sans sacrifier à l’exactitude intrinsèque du langage un peu de l’harmonie de ses couleurs ; car le terme qu’ils transplantent ainsi dans un entourage romain naquit seulement aux environs de l’an mil sur les marchés de chair humaine où les captifs slaves semblaient fournir le modèle même d’une entière sujétion, devenue tout à fait étrangère aux serfs indigènes de l’Occident.

Dans le premier cas, le risque d’un “procès d’intention” envers l’historien, l’accusant – de manière plus ou moins courtoise ou explicite – de donner sa légitimité scientifique à un vocabulaire qu’il – et parfois plus largement la communauté historienne et même la société de son époque pour les mots comme “indigènes” – réprouve. De même, on ne saurait plus forcément très bien où se situe la pensée propre du savant, trop fortement engoncée dans une gangue de savoirs et de phrasés passés. Pour ce qui est du second cas, le risque de l’anachronisme – le “péché irrémissible d’anachronisme” comme expliquait Lucien Febvre [5] – n’est plus très loin. En effet, à l’usage, des catégories, utilisées parfois par commodité ou par suivisme de l’historiographie précédente, peuvent devenir problématiques. En ce sens, le choix de “colonisation” – expression certes fondée sur un précédent romain (la colonia), mais rappelant très nettement les expériences ultra-marines des époques moderne et contemporaine – pour saisir les phénomènes de migrations et d’installations de populations hors de leur cité d’origine dans le monde grec archaïque et hellénistique, est un exemple parlant.

De fait, ces deux ensembles sont en perpétuelle tension. In fine, si je comprends, et acquiesce souvent, les atermoiements de certains à utiliser des termes connotés historiquement ou historiographiquement, et vouloir les remplacés par des mots plus neutres et/ou plus pertinents, cette volonté de changement doit-elle être systématique ? Scruter d’un regard interrogatif et/ou accusateur tous les termes désormais tendancieux, mais communs à l’époque des événements, utilisés par les historiens ne va-t-il pas aboutir à une certaine paralysie des chercheurs devant des expressions dont ils savent qu’elles sont appropriées historiquement, mais qui sont également conscient que cela peut leur causer différents torts, tant au sein de la communauté historienne qu’en dehors ? Dans un certain sens, il est possible de rapprocher cela de l’affaire Pétré-Grenouilleau, du nom de cet historien assigné en justice par le collectif DOM pour avoir – justement – affirmé que “les traites négrières ne sont pas des génocides”.

Certains pourront penser que c’est être pointilleux et faire grand cas de quelque chose d’insignifiant. Cela l’est assurément. Toutefois, et c’est probablement là mon habitude de lire des déformations historiques et autres usages de mots dans une intention de dénonciation politique, ainsi que l’enseignement de mon professeur de philosophie lors de mes classes lycéennes – qui expliquait que la précision dans le langage est une vertu, que tous les mots sont différents dans leurs significations et donc les synonymes sont rares – , j’ai tendance à penser, comme Marc Bloch dans une citation précédente, que l’on doit attaquer les sources et les retranscrire dans un savoir historique avec l’attirail mental et les termes de l’époque en question et en contextualisant ces derniers. Cela n’empêche pas, malgré tout, de se servir de concepts intellectualisés ultérieurement pour penser des sociétés passées. Par exemple, on ne pourra pas, à mon sens, parler de capitalisme dans le sens plein du terme avant sa conscience par les contemporains, mais il sera tout à fait envisageable de s’interroger sur les ferments d’agissements capitalistes de certains personnages historiques, tout en n’oubliant pas, comme l’expliquait le sociologue Karl Polanyi, que l’économie a longtemps été “encastrée” dans des schémas mentaux bien différents d’une pure analyse économique. Avant l’apparition et la théorisation du vocable “capitalisme”, il me semble qu’il faille donc gloser autour de comportements capitalistiques ou d’un pré/proto-capitalisme.

En somme, comme l’insinue Jacques le Goff [6] pour un tout autre sujet (l’opposition antique/moderne) :

Mais peut-on parler de modernité là où les modernes supposés n’ont pas conscience de l’être ou ne le disent pas ?

 

Conclusion :

 

Certains diront que ces différentes interrogations précédentes sont simplement des débats de spécialistes ou une guerre picrocholine de sémiologues. Toutefois, dans le fond, cela pose une question épistémologique importante : comment l’Histoire doit-elle se dire et s’écrire ? Dans un champ scientifique, il est clair que l’exactitude doit primer sur toute condition de style. Toutefois, qu’en est-il dans une optique de popularisation du savoir historique ? Peut-on se permettre de faire sien des comparaisons, qui, si elles sont anachroniques, n’en sont pas moins didactiques ? C’était la conviction d’une commentatrice de mon ancien blog qui affirmait – dans un propos hélas disparu des internets aujourd’hui – se servir, dans son exercice de professeur du secondaire, d’une comparaison entre Cicéron et François Bayrou pour faire comprendre à ses élèves le positionnement “centriste” de l’orateur romain entre les camps de César et Pompée.

J’aurais personnellement tendance à penser que non, car cela serait, en quelque sorte, insulter l’intelligence des lecteurs/auditeurs, et ce quelque soit leurs niveaux d’étude. Il me semble que l’accent doit donc être mis sur une adéquation la plus saine possible entre l’exigence intellectuelle du contenu et une didactique qui permet de se faire comprendre de tous les Jacques Bonhomme de la rue. Car, comme l’affirmait Marc Bloch [7]

je n’imagine pas, pour un écrivain, de plus belle louange que de savoir parler, du même ton, aux doctes et aux écoliers. Mais une simplicité si haute est le privilège de quelques rares élus.


[1] A. et F Queyrel, Lexique d’histoire et civilisation grecques , p. 31

[2] S. Gruzinski, « Les mondes mêlés de la monarchie catholique et autres « connected histories » », Annales 56-1 (2001)

[3] M. Bloch, Apologie pour l’histoire, p. 136

[4] M. Bloch, Apologie pour l’histoire, p. 137

[5] L. Febvre, Combats pour l’histoire, p. 142

[6] J. Le Goff, Histoire et mémoire , p. 99

[7] M. Bloch, Apologie pour l’histoire , p. 37

N'oubliez pas de partager, ça aide le blog à avancer !