[France] Une histoire pour les rassembler tous ? Charlie Hebdo et la place de l’histoire en France

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Et dans la communauté nationale les lier ?

Et dans la communauté nationale les lier ?

De nombreuses personnes se sont émues après l’attaque contre le journal satirique Charlie Hebdo le 7 janvier dernier, et les prises d’otages en région parisienne, le 9 janvier. Et c’est bien compréhensible. Dans le même temps, tant sur Internet et les réseaux sociaux que dans mon entourage proche, les discussions sont allées bon train. Outre les diverses inquiétudes, il m’a semblé que plusieurs débats en revenaient à la thématique de l’unité de la nation française et ce qui fait cette unité. Il a aussi beaucoup été question du fameux “vivre ensemble” et de comment le retrouver.

Or, depuis le XIXème siècle, notamment la seconde moitié, l’histoire a toujours été envisagée comme éducatrice de la nation. C’est pourquoi je voudrais réfléchir à voix haute ici à ce sujet.

 

Clio, pédagogue de la Nation :

 

En ce qui concerne l’histoire comme “tutrice nationale”, j’en veux pour preuve l’analyse qu’en fait Antoine Prost [1]

Or la question qui domine la société française au XIXème siècle est la question politique posée par la Révolution ; c’est le conflit entre l’Ancien Régime et ce qu’on nommait alors la société “moderne” ou “civile”, c’est-à-dire sans roi et sans dieu. […] L’histoire prend ainsi, dans la société française, la place que l’économie tient dans la société britannique. […] En France, Guizot, Thiers, A. Thierry, Tocqueville, Michelet, dominent la scène parce qu’ils s’attaquent à la question décisive de la Révolution et des origines de la société moderne.

Ce faisant, ils expliquent aux Français leurs divisions, ils leurs donnent sens, ce qui leur permet de les assumer et de les vivre sur le mode politique et civilisé du débat plutôt que sur le mode violent de la guerre civile. La médiation de l’histoire a permis, par un détour réflexif, d’assimiler, d’intégrer l’événement révolutionnaire et de réaménager le passé national en fonction de lui. La société française s’est représentée à elle-même par l’histoire, elle s’est comprise, elle s’est pensée par l’histoire. En ce sens, il est profondément exact que l’histoire fonde l’identité nationale.

Encore aujourd’hui, en 2015, l’histoire en France, de son enseignement dans les classes du primaire et secondaire à ses avatars pour le “grand public” adulte, serait-elle donc condamnée à endosser ce rôle de ciment indestructible de la Nation ? Doit-on souhaiter le retour d’un “roman national” permettant de créer du liant entre les Français ? Dans une émission de radio récente, le philosophe Alain Finkielkraut n’était pas loin de le penser, ou en tout cas mettait en avant la figure de “l’instituteur national”, Ernest Lavisse, grand chantre de ce roman à travers les manuels scolaires qui portent son nom.

Il est fort probable qu’une partie de mythe se soit emparée de cette période de la “Belle époque”, désormais plus ou moins vue comme un “âge d’or” de l’unité nationale française. Certes, le débat sur l’identité nationale a été une discussion au long cours et à longue distance [2]. En dépit de cela, on ne pourra nier que la société française du dernier tiers du XIXème siècle est, malgré les divergences d’opinions politiques en son sein, très majoritairement soudée autour d’un objectif rassembleur, la récupération des “territoires perdus” d’Alsace-Moselle, et pétrie d’un “esprit commun”, la haine du “Boche”. Unité et cohésion qui seront importantes au moment du déclenchement puis du déroulement de la Première Guerre mondiale. Tout cela commençant très jeune avec une abondante utilisation de l’histoire à des fins propagandistes, comme le met en avant le documentaire “Mourir pour la patrie, de l’école aux tranchées”.

 

De la nécessité de dépasser la forme du roman national :

 

Dans l’esprit de certains, le “roman national” – auquel l’enseignement de l’histoire devrait activement collaborer – aurait donc cette vertu indépassable et indispensable, permettre une cohésion forte de la société en tant que nation française. L’histoire contemporaine française l’aurait démontré à travers la victoire finale en 1918. Doit-on se résigner à cela dans les temps de troubles qui nous accablent actuellement ? Avant de donner mon point de vue sur la question, je tiens à exprimer l’idée que chacun se fera son opinion sur le sujet. Le débat pourra avoir lieu dans les commentaires de cet article et/ou sur les réseaux sociaux.

De fait, je veux faire une mise au point sur certains de mes propos, pour ne pas qu’ils soient pas, au mieux, mal interprétés, au pire tronqués et instrumentalisés.

Mes réflexions ne reviennent pas à affirmer que le retour d’un roman national “à la Lavisse” – celui d’une France chrétienne, blanche et nationaliste – est une chose souhaitable, ni même souhaitée. Outre l’ensemble de la part de fiction et de fantasmes que cela renferme, cela serait donner raison à plusieurs courants d’opinion de droite et d’extrême-droite, dont les stupidités historiques sont à combattre. De plus, cela serait réadapter une perspective datée alors que la société française – tant démographiquement que culturellement – a fortement évoluée depuis la “Belle époque” et la première moitié du XXème siècle.

De même, mon but n’est pas non plus d’appeler à l’élaboration d’un nouveau roman national européen et/ou multiculturaliste. Ce serait commettre la même erreur une deuxième fois, déformer les faits historiques pour les faire coïncider avec un schéma préétabli, une histoire téléologique. Une histoire écrite à l’avance en somme. Et si je tâche de mettre mes pensées en cohérence avec elles-mêmes, je me dois de condamner la forme même du roman national puisque celui-ci est, par essence, prompt à la déformation des faits, dans n’importe quel sens que cela soit.

De quelque façon que le problème puisse être envisagé, il conduit dans une impasse, celle d’un roman national qui pourrait parfois se faire amnésique. De toutes les manières, avec une telle perspective l’histoire, comme science sociale ayant pour objectif d’expliquer le passé et mettre en lumière le comportement des individus eu égard à leur “univers mental”, y perdrait, alors, un peu de son âme. Comme l’exprime très clairement la formule de Lucien Febvre [3]

Une histoire qui sert est une histoire serve.

 

Se reconstruire en dehors de sa matrice :

 

En guise de conclusion, il me semble donc nécessaire d’œuvrer au retrait de l’histoire comme constructeur de la cohésion de la nation française. Ce serait donc à l’ensemble de la société – dont les historiens font partie en tant que citoyens bien évidemment – de trouver d’autres moteurs permettant de perpétuer la définition des populations habitant sur le sol français et se reconnaissant dans un contrat commun, comme une nation. Toutefois, tout cela ne revient assurément pas à prêcher pour une disparition de l’histoire du champ public, notamment télévisuel ! L’histoire doit être présente comme science permettant l’éveil des consciences ainsi que lame d’affûtage de l’esprit critique que chacun se doit d’avoir pour être un “bon” citoyen, un citoyen au fait de son poids politique et participant à la vie publique en toute connaissance de causes. Dans le même temps, à mon avis, l’historien devrait être là, aussi, comme observateur attentif des usages publics de l’histoire.

A ceux qui seraient tentés de nous répondre que l’histoire et son enseignement sont absolument nécessaires pour forger une nation, nous citerons à nouveau Antoine Prost [4]

Or là est l’essentiel : l’histoire tient, dans ce pays, un rôle à part, qui est un rôle décisif. Pour l’illustrer je partirai d’un propos, dont tout l’intérêt est de paraître évident. Propos de bon sens, qui s’impose de lui-même et que nul n’a envie de discuter. Propos autorisé, de surcroît, puisqu’il émane de la plus haute autorité de l’Etat. A l’occasion d’un Conseil des ministres qui avait évoqué le problème de l’enseignement de l’histoire, en 1982, le président Mitterrand a déclaré sans susciter d’autre réaction que des approbations : “Un peuple qui n’enseigne pas son histoire est un peuple qui perd son identité.”

L’intéressant, dans cette affirmation, n’est pas d’abord qu’elle soit fausse, bien qu’elle le soit, comme un simple coup d’oeil jeté hors de l’Hexagone suffira pour s’en convaincre : de nombreux pays, à commencer par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, affirment un très vigoureux sentiment d’identité nationale alors que l’enseignement de l’histoire y tient une place marginale, voire inexistante.

Les exemples de ces deux nations anglo-saxonnes permettent de mettre en évidence que la nécessité de l’histoire pour cimenter la nation est bien plus une vision française qu’un impératif absolu.

Par conséquent, si dans le passé la nation française s’est en partie forgée par l’enseignement de son histoire, elle doit désormais savoir se réinventer sans l’appui de sa matrice originelle. Il nous semble qu’aujourd’hui les historiens ne peuvent plus, et ne veulent plus, être les “instituteurs nationaux”. Par ailleurs, les nouvelles populations résidant en France peuvent, je crois, plus difficilement se reconnaître dans une histoire qui entrent peu en résonance avec leurs cultures originelles. Malgré toutes les volontés d’intégration et d’assimilation culturelle de ces personnes, il pourrait toujours y avoir un écart insurmontable. Une sorte de version “light” du “Nos ancêtres les Gaulois” inculqué aux populations colonisées dans les colonies, asiatiques, caribéennes ou africaines. Deux mondes qui ne pourraient se comprendre car chacun parlerait avec une “langue culturelle” différente. La société française devra donc trouver d’autres moyens que l’histoire pour “faire nation”.


[1] Douze leçons sur l’histoire, Paris, 1996, p. 25
[2] N. Roinsard, “L’identité nationale dans le laboratoire colonial”, La vie des idées (10 décembre 2014) (Dernière consultation le 15 janvier 2015)
[3] “L’histoire dans un monde en ruines”, conférence inaugurale à l’Université de Strasbourg le 4 décembre 1919, repris dans Revue de synthèse historique 30 (1920), p. 1
[4] Douze leçons sur l’histoire, Paris, 1996, p. 16
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