[Epistémologie] Les dictateurs sont-ils des hommes ? Les dirigeants des régimes totalitaires comme objets historiques

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Adolf Hitler s’entraînant à parler un public. Photo de Heinrich Hoffmann. 1927. Référence : Bundesarchiv, Bild 102-13774. © Bundesarchiv / Wikimedia Commons

L’idée de cet article part d’une impression personnelle assez nette. Celle que, dans nos sociétés modernes, pour une immense majorité de la population, les personnages dictatoriaux sont toujours envisagés sous l’angle de l’horrible et du monstrueux. Cette représentation est facilité par le relais des médias et la perception que les différents Etats entendent donner des événements et de leurs acteurs.

Si l’on recherche quelques éléments d’explication à ce phénomène, on peut envisager certains arguments provenant de l’histoire dite “des mentalités”. En effet, la laïcisation progressive des structures des Etats et des sociétés a entraîné une dépréciation de la peur du Diable, ou de n’importe quelle abstraction plus ou moins anthropomorphique désignant le mal absolu. Cette dernière a été remplacée par le dégoût inspiré par les dirigeants des régimes totalitaires, Adolf Hitler et Joseph Staline en tête. Un exemple, parmi tant d’autres, de l’abjection que peut procurer la personne du dirigeant nazi, réside dans le ton des commentaires durant les épisodes de la série documentaire Apocalypse qui lui consacré. De fait, le champ lexical utilisé est celui du monstrueux, de l’horrible, pour ne pas dire de la folie ou du moins d’une pathologie mentale. En somme, du Mal. La référence à Adolf Hitler, synonyme du tyran ignominieux, est, d’ailleurs, devenue l’insulte suprême qu’un détracteur peut lancer à la face d’un adversaire lors d’un débat, notamment sur internet. A tel point que ce phénomène a été théorisé. C’est le fameux point Godwin. De l’autre côté de l’échiquier politique, la perception de Staline n’est pas plus flatteuse, comme par exemplaire dans le documentaire Staline, le tyran rouge [1]. En ce sens, ces injures modernes reprennent le rôle ancien – une nouvelle fois dans le domaine du religieux – de l’accusation d’hérésie, marque d’infamie dont le porteur peut se difficilement se déprendre et qui de toute façon – et là était son rôle – semait le doute sur la probité intellectuelle du locuteur.

De l’autre côté de la perception, des visions avantageuses de dirigeants sont relayés sur internet, des plus fleurs bleues [2] aux moins voilées [3]. Il est intéressant de noter que la dénonciation est centrée sur le terrain de la politique et des actions, alors que dans le même temps les partisans de ces dictateurs mettent en avant, que cela soit illusoire ou non, la bonhomie, la gentillesse et le caractère sympathique de ceux-ci.

 

Dépasser l’ignominie pour cerner le personnage historique :

 

Pour le cas d’Adolf Hitler, qui est le plus caractéristique, pour ne pas dire caricatural, on ne saurait nier l’existence des massacres et atrocités qu’il a inspiré, ordonné ou commandité. Néanmoins, différentes vidéos prises à l’époque dans sa résidence de Berchtesgaden [4] démontrent que sa vie n’a pas été uniquement vouée à la destruction et au meurtre. Son ascension personnelle et le loyalisme d’un homme comme Joseph Goebbels mettent en évidence qu’il a pu inspirer une certaine admiration et une fascination à ses contemporains. Par ailleurs, sa relation intime avec Eva Braun et l’attachement qu’il éprouvait pour sa chienne Blondie tendent à accréditer l’hypothèse d’une certaine part de ce que l’on peut appeler de l’humanité. Les derniers propos que je tiens actuellement peuvent choquer certaines personnes, mais nier cela serait aussi idéologique que de vouloir mettre en place une hagiographie du Führer. En effet, je crois que, comme le Diable, le fait de vouloir qu’Hitler incarne la nouvelle image du mal absolu cherche à créer un effet de distanciation préjudiciable. De fait, Adolf Hitler était humain et ses actions relèvent de comportements humains, les plus vils hélas.

Par conséquent, comme les publications historiennes doivent permettre de pouvoir exprimer l’ensemble des faits que l’étude des sources admettent comme les plus vraisemblables, il est, je pense, nécessaire de tirer la conclusion qu’il faut, dans le cas de la biographie d’un personnage, aussi méprisable soit-il, mettre en avant autant ses défauts que ses qualités. Pour en revenir à l’exemple d’Adolf Hitler, il ne faudrait surtout pas mépriser la part humaine du personnage, mais aussi ne pas occulter les massacres qu’il a pu théoriser ou commanditer. Même le cas de l’excellente biographie d’Hitler par Ian Kershaw [5], celui-ci ne fait appel, il me semble, à des arguments psychologiques que pour expliquer les actions du dirigeant nazi et non pour mettre en lumière sa psychologie intime. Sans l’un de ces deux aspects, j’ai tendance à penser que l’on peut considérer que la biographie, ou l’étude en général, est, à des degrés divers, orientée ou tout du moins incomplète même si, de l’avis général, elle demeure une référence.


[1] Il est possible voir ce documentaire sur la plateforme Dailymotion. Cette mise en ligne, par un utilisateur du nom de Jean-Claude CAVOK, est en cinq parties. Mise en ligne le 27 septembre 2008. (Dernière consultation le 26 mai 2012)

[2] Pour l’exemple, on pourrait citer deux articles du petit blog “Le chemin sous les buis. Carnets païens”. Dans le premier (“Anniversaire”, 24 avril 2012) est fait l’éloge de José Antonio Primo de Rivera, fondateur de la Phalange franquiste en Espagne. Dans le second (“Himmler, cet inconnu”, 23 mai 2012) (Dernières consultations le 26 mai 2012)

[3] Cf. le reportage de l’émission Envoyé spécial “Néo-nazis, la nouvelle vague” de Patrice Lorton, Alexander Dluzak et Annie-Claude Bequet. Mise en ligne en deux parties. (Dernières consultations le 26 mai 2012)

[4] Par exemple, “Adolph Hitler et Eva Braun à Berchtesgaden” (première diffusion le 28 février 1947), mis en ligne sur le site Ina.fr à une date inconnue, ou “Hitler & Eva Braun, Nazi Life at Berchtesgaden” (première diffusion le 20 février 1947), mis en ligne sur la chaîne Youtube Universal Newsreels le 30 septembre 2008. (Dernières consultations le 26 mai 2012)

[5] Notamment Kershaw I., Hitler : Essai sur le charisme en politique, Paris, 1995 ainsi que Hitler, tome 1 : 1889-1936Paris, 1999 et Hitler, tome 2 : 1936-1945Paris, 2000

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