[Epistémologie] Retour sur la notion de génocide. Nouveaux éléments de réflexion

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Affiche de "Tamils against genocide", groupe luttant pour la reconnaissance du génocide des Tamouls par l'armée sri lankaise

Affiche de “Tamils against genocide”, groupe luttant pour la reconnaissance du génocide des Tamouls par l’armée sri lankaise

Il y a plusieurs mois je m’étais interrogé sur la définition du mot “génocide”, qui ramène inévitablement à la Shoah et à la Deuxième Guerre mondiale, ainsi que sur la validité et la pertinence de son utilisation pour des périodes qui ne connaissaient pas ce concept. Je suis amené aujourd’hui à en reparler à travers la découverte de nouveaux documents qui peuvent aider à la réflexion autour du phénomène et des précédents actuels, que l’on appelle cela “proto-génocide” ou “massacre à tendance génocidaire” comme je l’ai proposé précédemment.

Par ailleurs, je voudrais attirer l’attention sur l’usage possiblement polémique du concept. Si cela n’est pas nouveau [1], l’histoire asiatique contemporaine va nous fournir un nouvel avatar.

 

Les actes plus importants que les mots :

 

Tout d’abord il y a cet interview du psychiatre et anthropologue Richard Rechtman sur le site proceskhmersrouges.net [2]. A partir du cas cambodgien, le chercheur, travaillant au sein de l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (EHESS), explique qu’une intention génocidaire n’a pas nécessairement besoin d’être écrite pour être réelle. Elle peut se déduire à travers les actes des protagonistes. Une telle idée pourrait remettre en cause ce que j’expliquais sur la répression sanglante de la révolte des Hereros en 1904-1905 dans le Sud-Ouest Africain Allemand. 

De plus, malgré cela on est très vite confronté à la difficulté de définir ce qu’est un génocide. Si Richard Rechtman reprend dans ses grandes lignes la définition juridique conventionnelle du terme, il demeure qu’il butte malgré tout contre la définition. En effet, il affirme que le processus génocidaire est également un processus de déshumanisation. J’ai du mal à souscrire à cette idée. Si la déshumanisation de la victime est nécessaire pour n’avoir aucun état d’âme au moment de passer à la phase meurtrière, je ne suis pas convaincu par le caractère “pré-génocidaire” de la déshumanisation. En somme, s’il est nécessaire de déshumaniser la victime pour pouvoir tuer de façon froide et distanciée, et ce dans tous les cas possibles – notamment celui des tueurs en série – , ce n’est pas, à mon avis, une caractéristique propre au génocide. La déshumanisation sert de défense psychique inconsciente à des personnes qui estiment nécessaire, pour toutes sortes de raisons, d’assassiner plusieurs personnes ou tout un groupe social. En outre, la déshumanisation s’attache principalement à une personne, à un individu, alors que le génocide a vocation à détruire un groupe social, ethnique ou confessionnel.

 

Un  mot souvent utilisé comme coup de poing, non comme concept :

 

Cela nous ramène à la question obsédante de cette série d’articles : comment définir des actes génocidaires ? Si les massacres de masse en sont les expressions les plus frappantes, les définitions actuelles, que ce soit celle de Lemkin ou de l’ONU, comprennent des actes de déstructuration de l’organisation sociale d’une société donnée. De fait, si l’on rajoute, en suivant les propos de Richard Rechtman, la possibilité d’un caractère non-écrit d’une intention génocidaire, j’ai peur que le flou s’installe encore un peu plus. En effet, dans mes derniers articles j’avais déjà prévenu de l’éventualité théorique, à partir des définitions juridiques, d’un classement du comportement colonial européen en Afrique durant le XIXème siècle comme une certaine forme de génocide. Certains ont déjà franchi le Rubicon pour d’autres sujets, notamment les débuts de l’Amérique coloniale espagnole. Comme l’expliquent Bartolomé et Lucile Bennassar [3] :

Or, l’effondrement de la population indienne a été tel que certains auteurs ont employé le mot de génocide. Terme impropre à notre avis car il n’y a jamais eu chez les Espagnols la volonté de tuer une race : bien au contraire […].”

De même, récemment dans les colonnes de Marianne [4], pour l’ensemble des actions des Etats-Unis vis-à-vis des “Native Americans“, les fameux “Indiens d’Amérique”. 

En outre, si certains scientifiques ou personnalités publiques se sont emparés de la notion de génocide pour défendre une idée politique, ils ne sont pas les seuls puisque, comme souvent, les musiciens ont repris le flambeau. Pour l’exemple on citera la chanson Genocide du groupe français No One Is Innocent, groupe très politique et dont le chanteur – Kemar Gulbenkian – est d’origine arménienne, qui défend l’idée d’un génocide commis par les Ottomans en Arménie en 1915 [5].


In fine, si les éléments apportés par Richard Rechtman sont intéressants et permettent de mieux comprendre certains phénomènes génocidaires, comme celui des Khmers rouges au Cambodge, il faut prendre bien garde à toutes les implications historiographiques et possiblement politiques que cela peut augurer. “Génocide” est donc un mot coup de poing désormais plus utilisé littérairement pour “choquer” le lecteur que décrire une réelle situation documentée et une vérité historique et juridique établie. Par conséquent, si le concept est utilisé de manière inconséquente nous serions face à une espèce de bouillie mêlant à la fois Shoah, génocide au Rwanda et actions de répression sauvages ou d’exactions de conquête en Vendée durant la Terreur, en Afrique au cours du XIXème siècle ou en Amérique pendant les premiers temps de la colonisation espagnole.


[1] Qu’on se souvienne, par exemple, du développement de la théorie du génocide vendéen seulement quelques années avant le bicentenaire de la Révolution française en 1989.

[2] “« L’intention génocidaire n’est pas écrite, elle est dans les actes »”Proceskhmersrouges.net (7 mars 2009) (Dernière consultation le 23 janvier 2014)

[3] Bennassar B. et L., 1492, un monde nouveau ?, Paris,  2013, p. 296

[4] Trano S., “Indiens d’Amérique: un génocide tranquille et presqu’achevé”Marianne (Dernière consultation le 23 janvier 2014)

[5] Pour s’en convaincre, on prêtera attention aux paroles (disponibles ici). Notamment lorsque le chanteur affirme “Gotta move back the Asala” et que l’on sait que l’ASALA est l’Armenian Secret Army for the Liberation of Armenia, groupe paramilitaire classé comme terroriste par les autorités américaines durant les années 1980. Cf. “THE ARMENIAN SECRET ARMY FOR THE LIBERATION OF ARMENIA: A CONTINUING INTERNATIONAL THREAT” (Documents déclassifiés de la CIA) (Dernières consultations le 23 janvier 2014). Idem, on écoutera la chanson “Another land”, traitant directement du génocide arménien.

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