[Popularisation] Deux mondes qui ne peuvent se comprendre ? Réflexion sur la popularisation à la lecture d’Antoine Prost

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Antoine Prost

Antoine Prost (né en 1933), historien français spécialiste de l’éducation

Depuis quelques jours, j’ai entamé la lecture d’un nouvel ouvrage d’épistémologie de l’histoire, Douze leçons sur l’histoire d’Antoine Prost, paru en 1996. Même si je ne l’ai pas encore fini, je peux déjà affirmer que ce livre est une référence, un “à lire absolument”. En effet, l’expression y est claire, l’esprit parfois un peu taquin, notamment lorsqu’il parle des “conflits” au sein de la corporation historienne, et le contenu foisonnant et utile.

 

Lecture critique de quelques passages d’Antoine Prost :

 

Pour l’instant et dans mon optique de réflexion autour de la notion de popularisation de l’histoire, j’en retire deux passages intéressants. Tout d’abord, Antoine Prost explique [1]

On a pu ainsi soutenir la thèse d’un double marché de l’histoire, comme des autres sciences sociales. D’un côté, un marché académique, où la compétence scientifique est attestée par des travaux érudits et la reconnaissance accordée par les pairs, concurrents virtuels peu enclins à l’indulgence. Ici la valeur est rémunérée par des gratifications symboliques ou morales, puis éventuellement par des avantages de carrière. D’un autre côté, le marché du grand public. Ici, les qualités les plus prisées ne sont point la nouveauté (on peut réécrire le même Jeanne d’Arc tous les quinze ans…), ni l’originalité méthodologique, encore qu’elles puissent constituer un piment intéressant. Ce sont celles qui assurent le succès auprès des profanes : l’ampleur et l’intérêt du sujet, une mise en oeuvre synthétique et élégante, débarrassée de l’appareil critique, parfois la charge idéologique de l’ouvrage et la capacité de l’auteur – ou du service de presse de sa maison d’édition – à susciter des commentaires élogieux. Sur ce marché, le verdict du nombre est souverain : il entraîne des rémunérations en termes de notoriété, de tirages et de droits d’auteur.

On peut mesurer la pertinence toujours actuelle de ces propos lorsque l’on se souvient qu’une des justifications de Lorant Deutsch du bien fondé de ses intentions au cours des différentes polémiques – notamment celle autour de Métronome – était d’intéresser le “grand public”, la preuve de l’efficacité de sa méthode figurant dans des arguments comptables et des chiffres de vente.

Plus loin, autour d’un débat entre “pertinence sociale et pertinence scientifique”, Antoine Prost affirme [2]

Toutes les productions dites historiques qui s’offrent à nos contemporains ne sont pas également recevables, d’un point de vue scientifique.

Certaines histoires remplissent une fonction de divertissement. Elles ont pour but de distraire, de faire rêver. Elles cherchent un dépaysement dans le temps, un exotisme analogue à celui que procurent, dans l’espace, les revues de vulgarisation géographique. C’est surtout une histoire qui connaît le succès dans les médias et se vend aux kiosques des gares. La fonction sociale qu’elle remplit n’est ni négligeable ni innocente, au même titre que les reportages de Paris-Match sur la famille de Monaco ou les catalogues des agences de tourisme. Aux yeux des historiens, cette histoire anecdotique, qui s’intéresse aux vies privées des princes d’antan, aux crimes restés obscurs, aux épisodes spectaculaires, aux coutumes étranges, ne mérite pas grand intérêt. L’histoire médiatique n’est pas disqualifiée par ses méthodes, qui peuvent parfaitement respecter les règles de la critique, mais par ses questions, qui sont futiles.

Notons, au passage, le pouvoir social qu’exerce ici la profession historienne. De quel droit affirmer que les amours de Madame de Pompadour ou l’assassinat de Darlan sont des questions futiles, alors que l’histoire des mineurs de Carmaux (R. Trempé), celle de la représentation du rivage (A. Corbin) ou celle du livre au XVIIIème siècle méritent d’être traitées ? C’est la profession historienne qui décide de la recevabilité de telle ou telle histoire et détermine ses critères d’appréciation, comme la profession médicale refuse ou reconnaît la valeur médicale de la vaccination ou de l’homéopathie. Il y a là un pouvoir effectif, dont les historiens du dimanche font souvent les frais.

Malgré la justesse globale du jugement, il est quand même bien dommageable qu’Antoine Prost n’ait pas vu le problème de la futilité de façon plus aiguisée, plus globale et d’une manière moins axée sur les enjeux de pouvoir, même s’ils sont réels. En effet, il y a une réelle question épistémologique derrière l’apparente guerre “historiens universitaires” versus “historiens du dimanche”. Le problème n’est pas tant celui des petites connaissances “futiles”, mais de faire en sorte que celles-ci s’inscrivent dans une démarche plus globale d’étude, quel que soit le sujet. Si cela ne trouve aucun but, cela devient de l’érudition pour briller en société – ce qui n’est pas un mal en soi – et pas de l’histoire, au sens d’interprétation critique du passé.

En outre, à mon sens, le point de discorde intervient sur le fait que l’intérêt de ces “futilités” concourt d’une certaine “peopolisation” des personnages historiques. Ils sont désormais vus comme des individus sur lesquels il est nécessaire d’introduire un jugement moral – en bien ou en mal – et non se contenter d’un strict point de vue rationnel et d’appeler encore cela histoire. Dès que l’on introduit du jugement moral, la connaissance historique s’éloigne irrémédiablement pour s’évanouir dans la prose psychologique.

 

De la responsabilité de chacun :

 

A la lumière de ces propos, je réitère ma volonté de plaider pour une certaine “unification” des deux marchés – histoire scientifique et histoire “grand public” – , ou en tout cas pour un nivellement par le haut de “l’histoire journalistique” et un rapprochement de cette dernière avec l’histoire scientifique. En ce sens l’approche par les grandes biographies historiques est un biais magistral, encore faut-il que le “grand public” ne vienne pas y chercher des anecdotes affriolantes ou épiques et que l’éditeur ne se sente pas obligé de devancer l’appel de ce qu’il pense être le goût du public en publiant des “Paris-Match historiques”. A l’instar des émissions de télé-réalité qui seraient moins assénées sur les antennes si chacun optait pour d’autres programmes moins “abrutissants”, les ouvrages de Franck Ferrand, Lorant Deutsch et des autres historiens de garde ne seraient plus en tête de gondole de la FNAC si chacun dépassait le souhait de divertissement ou d’utilisation idéologique pour entrer, au moins à minima, dans le souci de connaissance et d’approche intellectuelle. Du moins on peut l’espérer. C’est donc à une prise de conscience que nous appelons.

 

Indignation, réflexion, réaction :

 

Plutôt que d’uniquement déplorer – ce qui est également nécessaire, mais ne saurait être la seule réaction – , il me semble nécessaire d’agir. En ce sens Internet est un outil formidable. Encore faut-il en comprendre les codes. Je ne me place pas ici comme un savant omniscient sur l’espace grouillant, hétéroclite et multiforme qu’est Internet, dont chacun de nous ne peut entrapercevoir qu’une partie infinitésimale.

Toutefois, en scrutant les sites d’extrême-droite, grands pourvoyeurs d’une “contre-culture” historique qui se résume, en fait, à l’interprétation idéologique des faits, j’ai pu constater un point intéressant. De fait, il est souvent possible de retrouver les mêmes informations ou les mêmes “éléments de langage” sous le clavier d’auteurs très différents. Par conséquent, ils semblent opérer par une sorte de “bombardement de masse”, la diffusion d’une même information/d’un même point de vue encore et toujours pour l’asséner jusqu’à ce qu’il entre dans l’esprit des plus grandes masses par un réseau dense de micro-blogs polarisés par quelques grands sites agrégateurs d’informations de base comme Egalité & Réconciliation, Fdesouche ou Novopress. Cette technique leur permet de figurer dans les premières pages des moteurs de recherche sur certains sujets, comme par exemple ici ou avec des requêtes autour de la bataille de Poitiers en 732, ce qui rend leur diffusion massive. Certes, dans les cas précédents, les sites d’extrême-droite sont contrebalancés par des publications plus neutres, mais il demeure qu’ils font toujours partie des premières pages des moteurs de recherche, les seules réellement regardées, et non repoussés dans les tréfonds de l’Internet.

Par conséquent, les historiens ne devraient-ils pas, eux aussi, créer un réseau de blogs et autres sites internet au contenu mis à jour régulièrement, notamment lors de campagnes de falsifications historiques ? Et ce peu importe le bord politique de provenance. Il serait donc intéresser d’envisager l’idée d’un “bombardement massif” du web historien avec des contenus de qualité qui répondent aux inepties et manipulations de toutes parts. Il est clair que cela ne peut être qu’un objectif collectif, mais ce blog cherche à prendre sa part du travail.


[1] Prost A., Douze leçons sur l’histoire, Paris, 1996, p. 47-48

[2] Prost A., Douze leçons sur l’histoire, Paris, 1996 , p. 88

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