[Tourisme historique] Xiao Liuqiu, première partie

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Stèle commémorative et sortie de la grotte aux esprits noirs / © Wikimedia Commons

Cet article vient inaugurer une série d’articles que j’espère nombreux, appréciables et donnant de nombreuses informations aux amateurs de Taïwan, d’histoire et d’histoire de Taïwan. J’ai déjà commencé ce travail sur mon compter Twitter, mais sous la forme un peu désordonnée d’un fil de tweets composé en quelques minutes, le plus souvent au retour de la ballade. Je tenterai ici de lui donner une apparence plus rigoureuse et d’apporter des informations plus complètes. De fait, je vais présenter les différents monuments et/ou sites historiques que mes déplacements vont m’amener à visiter. Le plus souvent ce sont des sites relativement connus localement donc point de “découverte”, “exploration de l’extrême” ou “urbex”, simplement l’envie de faire connaître ces sites à un public francophone afin que celui-ci puisse découvrir d’autres facettes de la culture locale. De nombreuses photos vont accompagner les publications, mais mes non-talents de photographe et l’utilisation d’un matériel amateur – un simple smartphone de moyenne gamme – ne sauraient garantir une quelconque qualité graphique. J’en appelle donc à votre indulgence. Néanmoins, pour ceux qui voudraient être graphiquement émerveillé, je ne saurais trop recommander les publications des camarades de Nihao Taiwan et Formosa Jay Mac. Une simple requête avec mot-clés sur votre moteur de recherche préféré peut aussi faire bon office. Enfin, étant donné le caractère aléatoire des déplacements, je ne peux assurer une régularité dans la publication de ces textes. Néanmoins, si vous appréciez ces petites visites, je tâcherai d’en faire plus souvent.
Pour commencer, je voudrais revenir sur une visite toute récente, celle de l’île de 小琉球 (xiao liuqiu, petite Liuqiu). Cette petite île, connue également en français sous le nom de Lamay, d’environ 6, 8 km² est située à 15 kilomètres au sud de l’île principale de Taïwan, au large du comté de Pingdong.

Avant d’entamer la visite, un peu d’étymologie et d’histoire linguistique. En effet, ces différentes appellations permettent de mettre en lumière les différentes périodes d’occupation de l’île.

 

Brève histoire toponymique de Xiao liuqiu [1] :

 

Carte de Formose par Joan Vinckeboons, environ 1640. Xiao Liuqiu, nommée “Goude leeuws Eyland” à cette époque, est la petite à l’extrême sud de Taïwan / © Wikimedia Commons

A l’instar de l’île principale de Taïwan, les premiers habitants sont des Austronésiens, peut-être des membres du peuple Xilaya, mais cela ne semble pas être tout à fait certain [2]. Leur date d’arrivée est mal connue, mais l’on sait qu’ils en ont disparu dans la première moitié du XVIIème siècle, suite à un massacre dont nous reparlerons. L’île a porté différents noms au fil des siècles [3], mais il est difficile de savoir quelle était le véritable toponyme, donné par la population aborigène originelle. Dans un premier temps, les Chinois semblent connaître l’île sous le nom de “Samaji” (沙馬磯嶼, shamaji yu) [4]. Avant la période hollandaise, les Occidentaux la nomme tantôt Mattysen [5], Lamey voire même Tugin [6]. La domination hollandaise va apporter un changement toponymique avec l’introduction de “Goude leeuws Eyland”, littéralement “l’île du lion doré”, en référence, selon les chroniques, au meurtre du capitaine du navire éponyme par les habitants aborigènes [7]. Un meurtre qui aura de lourdes conséquences pour l’île. Cette nouvelle toponymie n’efface pas pour autant l’ancienne, comme l’attestent les archives de la Compagnie hollandaise des Indes Orientales (VOC) et l’histoire d’un certain “Jacob Lamay von Taiwan”, probablement un aborigène, ayant reçu son lieu d’origine comme patronyme lors de son mariage avec une Hollandaise dans les années 1650. Suite aux conquêtes des dynasties Zheng et Qing, le nom actuel – et le plus connu du public – de 小琉球 (xiao liuqiu) fait son apparition, en concurrence avec 剖腹山 (poufu shan) [8], plutôt rare. A noter que le nom de Lamay reste d’un certain usage, au moins dans les encyclopédies en plusieurs langues européennes (français et anglais, par exemple), mais aussi en langue chinoise – sous la forme 拉美 (lamei) – avec un complexe hôtelier et une entreprise spécialisée dans les activités touristiques aquatiques (et sa petite chanson !). En Occident, son usage est concurrent de Lambay.

La version américaine de Google maps répertorie Xiao Liuqiu sous le nom de “Lambay island”

L’adjonction de l’adjectif “petite” pose malgré tout question. De fait, s’il y a une “petite Liuqiu”, il y a nécessairement une “grande liuqiu”. Cette interrogation nous amène à rentrer – brièvement – dans le monde complexe de la toponymie historique. Les premières occurrences de “Liuqiu” remontent à l’époque Sui avec un “Liuqiu guo”. Durant les siècles suivants, les annales chinoises rapportent d’autres mentions de “Liuqiu”. Elles désignaient un ensemble probablement cohérent – tout du moins indistinct dans l’esprit chinois contemporain – formé des actuelles îles Ryukyu et de Taïwan. De même, les premiers voyageurs européens – notamment Portugais et Hollandais – parlent de “Lequio” ou “Lequio pequeno” [9]. Ce n’est qu’au XVIIème siècle qu’une distinction s’opère en chinois, 琉球 (liuqiu) cédant sa place à 臺灣 (taiwan) en chinois et à Formose dans le vocabulaire des langues européennes.

 

Des esclaves noirs à Xiao Liuqiu au XVIIème siècle ? La légende de la grotte des esprits noirs

 

Entrée (à gauche) et sortie (à droite) de la grotte des esprits noirs. Au centre un petit autel. © Gouvernement local de Xiao Liuqiu

Le premier site dont je voudrais parler est l’objet d’une reconstruction mémorielle intéressante. Il s’agit du 烏鬼洞 (wu gui dong), la grotte des esprits noirs. Comme l’indique la carte ci-dessus, ladite grotte se situe au sud-ouest de l’île.

Lors de son arrivée, après un long chemin boisé, le visiteur a le choix entre quelques échoppes vendant rafraîchissements et produits locaux, et le site en lui-même. Celui-ci est constitué d’une grotte aujourd’hui partiellement effondrée à côté de laquelle s’étend un grand arbre. Au centre se tient un petit autel pour ces “esprits noirs”. L’entrée se fait par la gauche de l’autel et la sortie par la droite. Du fait de l’effondrement de la grotte à une époque inconnue, l’intérieur n’est vraiment pas facile d’accès, le visiteur devant se contorsionner pour pouvoir franchir certains espaces étroits. De ce fait, ainsi que l’absence de lumière, il est difficile de pouvoir admirer les vestiges. Car vestiges il semble y avoir, selon une stèle bilingue érigée en 1975 par le gouvernement nationaliste (ci-dessous). Outre les tables et autres lits en pierre retrouvés pendant l’époque Qing, selon la stèle, divers restes humains et animaux ainsi que du mobilier funéraire ont même été retrouvés par des archéologues japonais à la fin des années 1940.

Attardons nous quelques instants sur la stèle de 1975 car elle est très intéressante à plusieurs égards. Tout d’abord, la présentation de Zheng Cheng-Gong (alias Koxinga) comme “héros national” ne saurait surprendre. En effet, en 1975 Taïwan est toujours dominée par le pouvoir des Jiang (Jiang Jieshi, alias Chiang Kai-Shek en Occident, et Jiang Jing-Guo, son fils), promoteurs d’une sinisation à marche forcée de l’île. Or, le personnage de Zheng Cheng-Gong, prince Ming replié à Taïwan pour mener sa révolte contre le nouveau pouvoir des Qing à Pékin, cadre très bien avec l’illusion officiellement entretenue d’une reconquête de la Chine par les armées nationalistes du Guomindang et une mise à bas du régime communiste de Mao Zedong. Certains historiens proches du pouvoir nationaliste présentèrent même Chiang Kai-Shek comme une sorte de réincarnation de Koxinga [1].

L’autre détail intéressant concerne la linguistique. En effet, les versions anglaise et chinoise divergent sur un point. Citons les deux textes, en essayant de commettre une traduction française correcte. Le texte chinois original est partiellement disponible ici.

明永曆十五年,延平郡王鄭成功光復台澎,驅走荷人,少數黑奴未及時歸隊,逃來本嶼,潛居此洞。

Durant la 15ème année de l’empereur Yongli de la dynastie des Ming, le prince de Yanping [11], Zheng Cheng-Gong a recouvré [12] Taïwan et les îles Pescadores et a chassé les Hollandais. Quelques esclaves noirs n’ont pas rejoint leurs postes à temps, ont fui sur cette île et sont venus habiter dans cette grotte.

It was in 1661 (the 15th year of Yong Li Ming dynasty) national hero Koxinga (Cheng Cheng Kung) knighted as Yen-Ping king, drove the Dutch, and restored Taiwan, and Pescadores (Penghu). During the Dutch escaping, some negroes were separated from their unit, and arrived at this island. They lived in this cave.

 

Stèle bilingue chinois-anglais en hommage aux “esprits noirs”, à proximité de la sortie du site. Photo prise par l’auteur, mai 2020.

La version officielle anglaise parle de “negroes” alors que son pendant chinois parle 黑奴 (hei nu), que l’on peut traduire par “esclave noir” [13]. La suite des deux textes sont concordants, impliquant l’arrivée d’un navire anglais dans un temps relativement court après l’installation des esclaves noirs dans la grotte, l’assassinat d’un marin anglais par les esclaves puis l’assassinat des esclaves par fumigation par les Anglais. 
 

 

Le massacre de Lamay (拉美島事件) en 1636 :

 

Toutefois, comme le démontre très clairement un article de Léonard Blussé [14], toute cette histoire n’est qu’une concrétion mémorielle bâtie sur des éléments véridiques et d’autres inventés. L’archéologie et les archives de la VOC à Taïwan racontent une toute autre histoire. La ressemblance entre le mobilier découvert en 1949 et celui de populations aborigènes du district d’Hengchun (comté de Pingdong, sud de Taïwan), a poussé l’archéologue japonais Naoichi Kokubu a émettre l’hypothèse d’une identification des premiers habitants de Xiao Liuqiu comme des aborigènes. A part l’éventualité d’un séjour très court qui n’aurait pas laissé de traces probantes, il est donc assez peu probable que les occupants de la grotte aient été des esclaves marrons, mais bien plus sûrement des Austronésiens appartenant à un peuple qu’on ne saurait déterminer.
Les archives de la VOC confirment cela. Elles permettent même de reconstituer un récit assez détaillé des événements survenus dans la grotte aux alentours des années 1620-1630. De fait, tout commence en 1622 par le meurtre de l’ensemble de l’équipage du Gouden Leeuw par les populations locales, ce qui attise un désir de revanche de la part des instances supérieures de la VOC. Néanmoins, ce n’est qu’en 1633 que le gouverneur hollandais de Taïwan, Hans Putmans, envoie une expédition de représailles, composée de soldats et marins hollandais, de pirates chinois et d’aborigènes ralliés aux Hollandais. Ils y découvrent qu’un autre navire, le Beverwijck, échoué en 1631, a également été massacré par les populations autochtones. Les mauvaises conditions météorologiques forcent le rembarquement de l’expédition quelques jours après son arrivée. Malgré sa brièveté, elle a permis de découvrir l’emplacement des grottes. A la mi-avril 1636, une nouvelle expédition prend le départ, avec 100 soldats hollandais et un important contingent d’aborigènes. A la vue de cette troupe, les locaux partent se cacher dans les grottes. A la fin du mois, le corps expéditionnaire réussit à prendre le contrôle des issues principales du lieu. A part deux, ils les scellent puis brûlent de la poix et du soufre pour enfumer les occupants. Après trois jours, 42 personnes, hommes, femmes et enfants, sortent de la grotte. Le feu brûle encore quelques jours et le 4 mai 1636, les Hollandais et leurs alliés aborigènes rentrent et découvrent environ 300 corps. Dans les années qui ont suivi plusieurs centaines d’aborigènes sont capturés et envoyés à Zeelandia ou Batavia (actuelle Jakarta), les hommes comme force de travail, les femmes et les enfants comme main d’œuvre domestique, voire vouées au mariage avec des Hollandais pour les jeunes filles. Au total, selon la croyance locale, les esprits de 405 individus demeurent attachés à ce site et la présence de l’autel, toujours entretenu à l’heure actuelle, entend tenter d’apaiser leur situation.

Du fait de ce massacre et de la disparition complète de la population austronésienne préexistante, l’île de Xiao Liuqiu est connue comme l’un des deux endroits de Taïwan sans survivance d’une population austronésienne. En effet, par la suite des migrants han sont venus s’installer et ont développé l’île jusqu’à son état actuel. Il y eut donc une sorte de “Grand remplacement” des Austronésiens par les Hans par l’entremise du désir hollandais de revanche après le meurtre de certains des leurs.

 

Effacement mémoriel ou oubli ?

 

Pour conclure, il est intéressant de s’interroger sur les raisons potentielles de cette reconstruction mémorielle. Il faudrait d’abord dater l’émergence des différents éléments du texte, notamment la présence des Anglais et des “esclaves noirs”. D’après Léonard Blussé, une source de 1895 – 鳳山縣採訪冊, le Fengshan xian caifang ce – ne fait aucune mention d’Anglais ni “d’esclaves noirs”, mais plutôt de colons chinois et de “barbares” autochtones. Il semblerait donc que si la “version anglaise” existait en 1895, elle n’était peut-être pas dominante, ou pas assez intéressante aux yeux du chroniqueur. Toutefois, 80 ans plus tard cette version a reçu un sceau officiel à travers l’érection d’une stèle officielle ce qui atteste de son émergence et/ou son officialisation entre la fin du XIXème et le troisième quart du XXème siècle, au plus tard. Par conséquent, on peut envisager deux possibilités : une élaboration probablement progressive de cette histoire à une date inconnue [15] ou une reconstruction quelque part entre 1895 et 1975. Du fait de cette imprécision chronologique, il est fort difficile d’avancer une quelconque hypothèse sur le contexte d’élaboration mémorielle. Malgré tout, la disparition – à la fin du XIXème, début du XXème siècle au plus tard – des aborigènes pose questions. Serions-nous en présence d’une reconstruction mémorielle en vue d’un certain “effacement” de la présence aborigène sur l’île ou d’un pur et simple oubli ? Nous rentrons ici dans le terrain de l’histoire des relations entre les diverses populations austronésiennes et différents groupes ethniques “chinois” (han et hakka notamment) et les pouvoirs étatiques qui les gouvernaient (les Japonais, les nationalistes du GMD et, peut-être, les gouverneurs locaux de l’époque Qing). Loin de moi donc l’idée de clore un débat qui va bien au-delà de mes compétences.

 

Un aborigène à Amsterdam :

 

Pour finir cette première partie sur l’histoire de Xiao Liuqiu à travers ses monuments, je voudrais m’arrêter sur l’histoire d’un homme que les Hollandais ont nommé Jacob Lamay, 24 ans, de Taiwan, Indien de son état [16]. A l’instar d’un Louis-François Pinagot, les sources sont rares à son sujet et exclusivement du point de vue européen. Nous pouvons donc suivre quelques-uns de ses pas, mais pas l’entendre parler. Sa première apparition archivistique est un contrat de mariage enregistré à Amsterdam le 11 mars 1656 entre Jacob et Annetje Hendricx Struys. La mention “Indien” ne devrait pas tromper, les Hollandais nommant tous les peuples non connus d’Indiens. Son nom de famille, Lamay, est une claire référence à Xiao Liuqiu. Or, son âge nous apprend qu’il est né au début des années 1630 et donc qu’il est très probablement un survivant du massacre d’avril 1636. La mention de Taïwan peut faire penser que, comme beaucoup d’autres survivants du massacre, il est passé par Taïwan avant d’arriver à Amsterdam au courant des années 1650, au plus tard. Etant donné son jeune âge lors de sa capture par les Hollandais, il est également probable qu’il ait été baptisé et éduqué dans la foi réformée.

Toutefois, l’histoire de Jacob Lamay ne s’arrête pas ici. En effet, un second acte de mariage à son nom est enregistré le 24 septembre 1667, toujours à Amsterdam, avec une femme dénommée Claartje Arianensz. A cette époque on sait qu’il est marin de profession, domicilié Elantstraat et qu’il revient de Batavia. Ce mariage lui a ouvert des droits à la citoyenneté municipale, son beau-père étant lui-même citoyen. Droits qu’il possède officiellement à partir du 11 avril 1668, après prise de serment. Enfin, on revoit Jacob une dernière fois le 3 juin 1668 lorsque son enfant est baptisé en l’église Westerklerk. Suite à cela Jacob Lamay s’évanoui dans les méandres du temps…

 

Conclusion :

 

Autant l’histoire toponymique que le destin de Jacob Lamay mettent en évidence une insertion limitée et par à-coups, toujours au forceps de Xiao Liuqiu dans l’histoire régionale puis mondiale. Dans la deuxième partie, nous verrons que d’autres événements régionaux et mondiaux plus contemporains ont également eu des conséquences sur le paysage historique de Xiao Liuqiu.


EDIT 17/06/2020 : Un article du journal 聯合報 (lianhe bao) daté de décembre 2015, vient présenter les travaux d’un chercheur taïwanais, monsieur Wen-Cheng Shi, sur le sujet. Selon l’article, le chercheur prendrait appui sur les différentes toponymes dérivés de 烏鬼 (wugui, littéralement fantôme noir ; esprit noir) pour envisager que les personnes visées par cette appellation seraient des Philippins et Indonésiens, amenés respectivement à Taïwan par les colons espagnols et hollandais au début du XVIIème siècle [17]. La couleur de peau plus foncée de ces personnes expliqueraient l’appellation de “fantôme noir”. L’auteur semble avoir développé son argumentaire dans le numéro 23 de Watch Taiwan 觀. 臺灣 [18], que je n’ai pas pu consulté, et un autre article dans la presse généraliste en 2017 [19]. A noter, enfin, que la question des toponymes formés de 烏鬼 a fait l’objet d’un article [20], que j’espère pouvoir un jour consulter.

De fait, si nous suivons la proposition d’identification de Wen-Cheng Shi, nous serions donc amenés à penser que la ” grotte aux esprits noirs” serait liée, d’une manière ou d’une autre, à la présence de natifs de l’actuelle Indonésie. Etaient-ils des occupants de la “grotte aux esprits noirs” ? Les victimes du massacre de 1636 ?

Certes, la présence de Philippins et Indonésiens travaillant dans les possessions espagnoles et hollandaises est bien attestée à cette époque, et les sources chinoises de l’époque parlent des Austronésiens – comme tous les non Chinois en général – en termes de “barbares” (番, fan). Néanmoins, la peau bien moins claire de nombreux Austronésiens peut en faire des candidats potentiels pour une appellation wugui. De fait, l’appellation “fantôme noir” pourrait être une dénomination “populaire”, tout du moins hors des cercles lettrés, alors que “barbares” serait plus “savante”. Investiguer en ce sens nécessiterait de faire l’histoire de ces deux mots et de leurs occurrences littéraires, pour voir si cela fait sens ou non.

Par ailleurs, le récit du massacre de Lamay dans les archives hollandaises met en évidence la présence de femmes et d’enfants, qui ne sauraient être des femmes sud-est asiatiques et des enfants nés de parents de la même origine. Cela impliquerait donc une fuite de certains hommes au service des Hollandais et un mariage dans la communauté austronésienne locale. Cela ne serait guère surprenant, des cas d’Indonésiens s’étant réfugiés dans les communautés austronésiennes sont connus dans les sources hollandaises. Toutefois, cette hypothèse sud-est asiatique peut se retrouver en butte aux preuves archéologiques retrouvées par la mission japonaise de 1949, si tant est que l’éventualité d’une identification austronésienne de ces artefacts se confirme. La question de l’origine des premiers habitants de Xiao Liuqiu et des occupants de la grotte aux esprits noirs est donc plus complexe que je ne le pensais initialement.

Enfin, en attendant de pouvoir me plonger plus directement dans les développements de Wen-Cheng Shi, un élément m’interroge. En effet, la plupart des articles précédemment cités insistent sur le parallèle entre l’introduction de ces populations sud-asiatiques par les puissances européennes et la situation migratoire actuelle. C’est comme si l’un venait justifier et/ou légitimer l’autre. De fait, plus de 600 000 “travailleurs immigrés” provenant de quatre pays principaux (Philippines, Indonésie, Vietnam et Thaïlande) vivent et travaillent à Taïwan, notamment dans l’industrie et les services d’aide à la personne. Un effort politique intense est d’ailleurs mis en oeuvre afin d’intégrer ces populations dans la société taïwanaise, dans la continuité d’une volonté de rapprochement politico-économique entre Taïwan et les pays d’Asie du Sud-Est à travers la New Southboung Policy (新南向政策, xin nanxiang zhengce). Cela passe, par exemple, par des cours de langues de ces pays dans les écoles primaires ou des campagnes pour promouvoir ces personnes. Les conséquences de ces politiques n’ont pas d’importance ici, il est simplement dommage que l’histoire du XVIIème siècle à Taïwan soit enrôlée en ce sens.


[1] A noter que j’utilise ici la méthode pinyin de translittération du chinois, car c’est celle qui me fut enseignée et qu’il s’agit de la plus courante, probablement en passe de devenir la référence. Par conséquent, certaines transcriptions seront probablement différentes de celles que d’autres sources peuvent fournir.

[2] Cf. Momphard D., “Of grottoes and graves”, Taipei Times, 18 juillet 2004 (pour l’identification en tant cas que Siraya) et Yi-Chang Liu, “消失的小琉球原住民:從烏鬼洞談文化國土“, Site internet du Conseil des peuples indigènes, 10 août 2013 (pour un point de vue plus circonspect et l’appellation vague “aborigène”).

[3] Sur cette question, voir le master de Zong-Xin Lee, Les changements sociaux et économiques à Xiao Liuqiu (1622-1945) (李宗信, 小琉球社會與經濟變遷 (1622-1945)), soutenu à l’Université nationale normale de Taïnan en janvier 2004, p. 16-24.

[4] “History of Liuqiu”, Site internet du canton de Xiao Liuqiu, 19 novembre 2009.

[5] Zong-Xin Lee, Les changements sociaux et économiques à Xiao Liuqiu (1622-1945) (李宗信, 小琉球社會與經濟變遷 (1622-1945)), p. 19-20.

[6] Campbell, Formosa under the Dutch: described from contemporary records, Londres, 1903, p. 542.

[7] Campbell, Formosa under the Dutch: described from contemporary records, Londres, 1903, p. 542.

[8] “細說琉球”, Site internet du canton de Xiao Liuqiu, date inconnue. Cela semble être une sorte de nom officiel ou de nom alternatif, d’usage rare parmi la population.

[9] Cf. Zheng C., Les Austronésiens de Taïwan à travers les sources chinoises, Paris, 1995, p. 35-39 et Schlegel G., Problèmes géographiques. Les peuples étrangers chez les historiens chinois, XIX Lieu Kieou Kouo, Leyde, 1896

[10] Cf. Roux A., Chiang Kaï-shek, le grand rival de Mao, Paris, 2016, p. 466-467.

Cette divinisation de Chiang Kaï-shek fut facilitée par les historiens de cour qui en firent une sorte de réincarnation de Coxinga (Zheng Chenggong), le loyaliste Ming qui au XVIIe siècle avait chassé les Hollandais de Taïwan et avait mené une lutte incessante contre l’envahisseur mandchou venu du nord : c’est ainsi qu’ils présentèrent les incursions de Koxinga sur le continent comme une “expédition du nord” (beifa).

[11] Le titre 延平郡王 (yanping jun wang), ici traduit par “prince de Yanping”, est un titre accordé par l’empereur Yongli.

[12] On pourrait aussi peut-être traduire par “libéré” car le terme est également associé au retour à la domination d’un pouvoir chinois après la période coloniale japonaise. L’idée principale du terme est de ramener à un état précédent, supposé naturel, des choses.

[13] Le terme induit un manque de liberté d’une personne par l’action d’un tiers, quelque part entre le servage et l’esclavage. Il est d’ailleurs intéressant que les traductions chinoises de “servage” (農奴制, nong nu zhi) ou “esclavage” (奴隸制度, nuli zhidu) reprennent toutes les deux ce terme de “nu” 奴.

[14] Blussé L., “The cave  of Black spirits. Searching for a vanished people”, dans Blundell D. (éd.), Austronesian Taiwan. Linguistics, history, ethnology, prehistory, Taïpei, 2009,  p. 134-152.

[15] Pourrait-on relier la présence néfaste des Anglais aux actions de ce pouvoir colonial en Chine au cours du XIXème siècle ? Tout cela n’est que spéculation.

[16] Everts N., “Jacob Lamay van Taywan. An indigenous Formosan who became an Amsterdam citizen”, dans Blundell D. (éd.), Austronesian Taiwan. Linguistics, history, ethnology, prehistory, Taïpei, 2009,  p. 153-158.

[17] M.H. Zhou, “當兵當奴扛厝角…400年的烏鬼傳說”, 聯合報, 12 décembre 2015

[18] Watch Taiwan 觀.臺灣第23期, Site internet du Musée national d’histoire de Taïwan

[19] W.C. Shi, “烏鬼:400年前東南亞人在臺灣”, 聯合報,  6 juillet 2017

[20] H.K. Cai, “南臺灣烏鬼地名考論”, dans 臺灣史研究文獻類目 38 (2017), p. 34-58.

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