[HistoireEnCité] Patrick Boucheron, l’usage public bon teint ?

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Le visage du tyran, détail de “Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement” (1338-1339) d’Ambrogio Lorenzetti (1290-1348) © Wikimedia Commons

Je vais coucher  ici par écrit un article auquel je réfléchissais depuis déjà quelques mois, mais retardé pour cause d’emploi du temps surchargé pendant la période estivale. Qui plus est, très récemment de nouvelles pièces sont venues s’ajouter au dossier.

De fait, je voudrais essayer d’effectuer un rapide – et modeste – retour critique autour de la production récente de Patrick Boucheron. Mais aussi à propos de l’engouement parfois démesuré – me semble-t-il – à son encontre. Mais, avant de commencer, soyons bien clairs, il ne s’agira pas de blâmer ou de vilipender l’ensemble de la prose de l’historien médiéviste depuis ses débuts scientifiques jusqu’à maintenant. Et ce pour la simple raison – en toute honnêteté – que je n’ai pas lu ladite oeuvre en entier. Ici, je vais m’intéresser à ses dernières productions, notamment Conjurer la peur, à travers le documentaire qui en a été tiré, certains de ses cours au Collège de France et le projet général autour de Histoire mondiale de la France. A noter que ce ne sera pas une enquête au long cours sur la qualité générale – notamment scientifique – des oeuvres précédemment citées, notamment Histoire mondiale de la France. De fait, de ce que j’ai lu pour l’instant – environ la moitié à la date de parution de cet article – , les articles m’ont semblé d’une très bonne qualité générale, certains meilleurs que d’autres, certains dans lesquels la France se perd un peu de vue, mais toujours intéressant. Mon attention va donc se porter sur l’ambition générale en se centrant sur le décisionnaire final – Patrick Boucheron. Loin de moi l’idée d’attaquer l’ensemble des 122 contributeurs de l’ouvrage.

 

Patrick Boucheron, historien des pouvoirs ou historien militant ?

 

Or, Histoire mondiale de la France semble être investi d’une certaine portée politique par son directeur d’ouvrage. Si dans “Ouverture” [1], Patrick Boucheron affirme “Faut-il dire à nouveau qu’il ne s’agit ici ni de célébrer ni de dénoncer ?”, quelques lignes plus tôt il explique également

Tant de siècles accumulés, de prédécesseurs graves et solennels, tant de controverses aussi, quand on exige si souvent des historiens qu’ils assument, seuls ou presque, les hantises de leur temps : on en serait presque fatigué d’avance. Aussi se contentera-t-on ici de dire brièvement ce qui nous a réunis – brièvement car il s’agit de rendre compte de la vitesse d’un entrain collectif et du sentiment d’urgence qui l’accompagnait.

[…] Les auteurs de ce volume ont une ambition en partage qui peut se dire en quelques mots : écrire une histoire de France accessible et ouverte, en proposant au large public un livre innovant mais sous la forme familière d’une collection de dates, afin de réconcilier l’art du récit et l’exigence critique.

Cette ambition est politique, dans la mesure où elle entend mobiliser une conception pluraliste de l’histoire contre l’étrécissement identitaire qui domine aujourd’hui le débat public. […] Voici pourquoi elle prend la forme d’un projet pensé d’emblée comme un geste éditorial : faire entendre un collectif d’historiennes et d’historiens travaillant ensemble à rendre intelligible un discours engagé et savant.

Cela ne semble être que la suite relativement logique d’une certaine propension de Patrick Boucheron à introduire de la politique dans son oeuvre historique, le tout en se cachant sous le manteau de l’abstraction de l’historien de sa fantasmatique “tour d’ivoire” et son engagement dans la cité. Propension qui se poursuit à travers un extrait du documentaire de 2017 Conjurer la peur [2], tiré du livre éponyme de 2013 [3]. Dans une séquence en partie tirée d’un cours au Collège de France de janvier 2017 [4], Patrick Boucheron tend à faire une analogie entre la figure du tyran telle que dépeinte par Lorenzetti dans la fresque Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement et plusieurs personnages contemporains, notamment Donald Trump, Silvio Berlusconi et Boris Johnson. Selon l’historien, ces derniers seraient des exemples actuels de tyrans cachés sous les costumes avenants quoique grotesques de clowns. La force politique de ces personnages résideraient dans leur capacité à désarmer les critiques, ceux-ci n’y voyant au départ que des bouffons pathétiques. Pourquoi le choix de ces personnes précisément ? On ne le saura jamais vraiment, les seuls éléments fondant l’argumentation du médiéviste sont des photos peu avantageuses – et donc une réflexion probablement du type “ça m’a fait penser à” – ainsi que l’assimilation de ces personnages avec l’univers de la télé-réalité. On n’est guère ici dans la démonstration d’une théorie, mais plutôt dans l’assènement d’une opinion. Par ailleurs, outre le fait qu’un tel comparatisme fasse fi des différences entre les sociétés, les époques et les régimes, la preuve pourrait très bien se retourner soit en sélectionnant des images avantageuses desdits personnages ou recherchant des images énervées d’autres personnalités politiques et conclure que ce sont également des proto-tyrans. Tout cela n’est guère sérieux.

 

Comme un certain Eric, la toile de fond de la grandeur de la France :

 

A certains égards il y a une certaine volonté d’affirmer la “grandeur” de la France chez Patrick Boucheron. En effet, sous sa propre plume, il affirme, à propos du déclenchement des guerres d’Italie par Charles VIII et leurs conséquences [5]

Que reste-t-il alors de l’entreprise d’Italie […] ? En 1855 […] Michelet répond : La Renaissance. C’est le titre qu’il donne à son livre […].

Voici ce qui permet à Michelet d’affirmer hardiment que “la découverte de l’Italie eut infinement plus d’effet sur le seizième siècle que celle de l’Amérique”. […] “Cette barbarie étourdiment heurte un matin cette haute civilisation ; c’est le choc de deux mondes, mais bien plus, de deux âges qui semblaient si loin l’un de l’autre […]”. Ainsi étaient sauvés, par sa barbarie même, la grandeur historique de la France et son rôle dans l’histoire du monde.

Le hasard a voulu que je commence la lecture d’Histoire mondiale de la France au moment du début de la polémique autour du dernier ouvrage d’Eric Zemmour, Le destin français [6]. Or, j’ai également entendu des échos d’évocation de “grandeur” concernant la production du polémiste. Si pour Eric Zemmour la France a été grande de par la puissance de l’Etat et la tradition culturelle française [7], l’historien médiéviste tendrait plutôt à mettre cela au crédit d’une ouverture sur l’extérieur. Donc Boucheron/Zemmour même combat ? Assurément non !  Si l’un ne va pas jusqu’à tordre des faits pour soutendre son opinion, l’autre se vautre allègrement dans cette pratique. Il demeure que l’on peut mettre en évidence une similitude, ce qui ne saurait revenir à une équivalence. En effet, les deux semblent avoir en commun une haute idée de la France, celle d’un “grand pays”. Un horizon, deux chemins en somme. Cela devient encore plus savoureux lorsque l’on sait Eric Zemmour n’est pas vraiment un ardent défenseur des thèses de Histoire mondiale de la France [8].

Pour finir, devrait-on recouper ces conclusions avec le prisme politique droite-gauche ? Je ne saurais aller plus loin sans rentrer dans les conjectures.

Par ailleurs, en marge de ce rapprochement quelque peu détonant, on sera en droit de se demander “Une grandeur par rapport à quoi ? A quel étalon ?”. Idem, comment mesure-t-on la grandeur, en dehors d’un pifomètre de grande rigueur scientifique ? Peut-être est-ce mon sentiment d’émigré, mais je tend à abhorrer cette gradation, surtout lorsqu’elle concerne l’histoire de pays. Car, dès lors il y aurait des “grands” et des “petits” pays, avec des “grandes” ou des “petites” – pour ne pas évoquer l’idée d’insignifiance – histoires. Qui plus est, dans notre arrière-plan culturel européen – et européo-centré – , cette idée de “grandeur” tend à se conjuguer avec grandeur européenne/occidentale. Dans tous les cas, cela introduit un vocabulaire connoté moralement qui n’est jamais le bienvenu en histoire. Et c’est encore plus tragique lorsqu’il de quelqu’un dont l’ambition de départ du livre est de “réconcilier l’art du récit et l’exigence critique”.

 

Des considérations en phase avec leur temps :

 

Mais, si on se réfère aux chiffres de vente particulièrement élevés [9], peut-être est-ce cela qu’une part non négligeable des Français souhaitent lire, une exaltation de la France, de sa grandeur, de l’exceptionnalité d’être Français. En cela je rejoins la position de Sanjay Subrahmanyam, même si je n’irai pas jusqu’à qualifier Histoire mondiale de la France dans son ensemble comme “crypto-nationaliste” [10]. Néanmoins, Par ailleurs, comme l’a justement noté un twitto [11], cette Histoire mondiale de la France pourrait être une façon de ne pas vouloir laisser l’idée de “Nation” et l’histoire de la formation de la nation française aux mains de personnes en ayant une vision nationaliste, notamment à la droite et l’extrême-droite de l’échiquier politique. C’est un projet on ne peut plus louable dans son principe, encore faut-il qu’il ne soit pas non plus à dessein.

Par conséquent, les succès de ces livres sont des symptômes supplémentaires de la névrose française autour de l’Histoire. Il est toujours question d’en faire le ciment de la Nation, même si ce projet semble de plus en plus illusoire et qu’il serait bon de réfléchir collectivement à d’autres  manières de souder la société sans le supplétif historique. Ou alors serait-ce une conséquence d’un échec du politique pour imaginer ce nouveau modus vivendi et donc l’Histoire serait vue comme un refuge et/ou un espoir pour penser l’avenir ?

 

Conclusion :

 

Pour conclure, la prose et les prises de parole de Patrick Boucheron tendent de plus en plus à ressembler à des usages publics de l’Histoire, ce qui devrait être dénoncer avec force, mais ne l’est que peu. Car en effet, si certains s’interrogent sur la validité de certaines prises de position de Patrick Boucheron, d’autres sont quasiment dans une position d’adoration. On serait presque dans un processus de “starification”, assez étrange dans un monde académique qui prétend ne révérer que la pertinence et l’intelligence des exposés. Les critiques sont souvent renvoyés à des jalousies ou des méchancetés gratuites. Serions-nous en présence d’un début de syndrome Moses Finley [12], du nom de cet historien de l’économie antique dont l’importance académique était telle qu’il a fallu sa mort pour pouvoir discuter du bien-fondé des thèses ?


[1] Histoire mondiale de la France, p. 7-13

[2] “Conjurer la peur”, film documentaire d’Ivan Butel, 52 minutes, 2017. Patrick Boucheron est, comme c’est attendu, conseiller scientifique du film et intervient à plusieurs reprises. Le dossier de presse est consultable sur le site internet de France 5. (Dernière consultation le 3 octobre 2018)

[3] Boucheron P., Conjurer la peur, Sienne 1338. Essai sur la force politique des images, Paris, 2013

[4] Séance du 10 janvier 2017 intitulée « Chaque époque rêve la suivante ». Audio et vidéo disponibles sur le site internet du Collège de France. Le passage qui va m’intéresser ici se situe entre environ 11’30” et 20’00”. (Dernière consultation le 3 octobre 2018)

[5] Histoire mondiale de la France, p. 250 et 251

[6] Je ne me lancerai pas ici dans une collection des erreurs et/ou parti pris contenus dans le livre du polémiste. D’autres l’ont déjà fait, par exemple sur l’épisode des croisades. Cf. Besson F. et Hasdentefeul S., “Dans son livre, Zemmour commet onze fautes et approximations (en un seul chapitre)”, Slate (28 septembre 2018) (Dernière consultation le 3 octobre 2018)

[7] Une pensée déjà exprimée dans une interview lors de la parution de son dernier livre, Le suicide français. Cf. Zemmour: “Nous sommes nombreux à ne plus reconnaître la France” “, BFMTV, 13 octobre 2014 (Dernière consultation le 3 octobre 2018)

[8] Zemmour E., ” «Dissoudre la France en 800 pages» “, Le Figaro (18 janvier 2017)

[9] Plus de 25000 exemplaires écoulés en environ deux semaines pour Le destin français. Cf. Philippe B., “On connaît les premiers chiffres de vente du dernier Eric Zemmour”, Capital.fr (28 septembre 2018) (Dernière consultation le 3 octobre 2018)

Environ 110 000 pour Histoire mondiale de la France, avant sa réédition en poche. Cf. la notice Wikipédia du livre. (Dernière consultation le 3 octobre 2018)

[10] Wullus G. et Amirsahi P., “Sanjay Subrahmanyam : « L’histoire nationale tyrannise les historiens »”, Politis (25 juillet 2018) (Dernière consultation le 3 octobre 2018)

[11] Tweet de @JDDelle_Luche le 29 septembre 2018 (Dernière consultation le 3 octobre 2018)

[12] Osborne R., “The impact of Moses Finley”, British Academy Review 29 (Janvier 2017), p. 24-27 (Dernière consultation le 3 octobre 2018)

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