[Epistémologie] Respecter les faits, réinterpréter les mythes

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“La colère d’Achille” par Jacques-Louis David (1748-1825). Une réinterprétation classique d’une des scènes du mythe d’Achille. “Troy. Fall of a city” est dans cette même veine, mais de façon formellement plus osée. © Wikimedia Commons

Une courte note pour, en quelque sorte, prolonger la réflexion commencée dans un de mes derniers articles. Enfin, plutôt pour la compléter. Car en effet, quelques jours après sa publication, j’ai pu me rendre compte de l’existence d’une polémique mêlant couleur de peau et Histoire en Angleterre. Polémique dont j’ai déjà parlé sur la page Facebook du blog. Comme le rapporte les journaux, elle naît du choix de la BBC et Netflix de faire incarner les personnages d’Achille, Zeus et Patrocle par des acteurs noirs dans une adaptation à venir de l’Iliade d’Homère, Troy. Fall of a city [1]. Plusieurs internautes ont cherché à expliquer, avec conviction et souvent bonne foi, notamment sur des bases linguistiques, qu’il s’agissait là d’une manipulation grossière et d’un non respect de l’œuvre originelle. De fait, outre des arguments ouvertement racistes, les détracteurs se fondent sur un passage du chant I [2] pour remettre en cause la possibilité de l’incarnation d’Achille par un homme noir [3].

 

Raideur de l’Histoire, souplesse des mythes :

 

Certes, dans mon article sur la polémique de la “Jeanne d’Arc métisse”, je m’étais montré assez critique vis-à-vis de ce choix, mais dans le cas de Troy je n’y vois guère de souci métaphysique. Pourquoi ? Dans le premier cas, même si les descriptions physiques de Jeanne d’Arc sont lacunaires, nous savons qu’il s’agit là d’un personnage historique et donc nous pouvons reconstruire une partie de ses traits physiques, notamment sa couleur de peau. Or, dans le cas qui nous occupe aujourd’hui, nous sommes face à un personnage avant tout fictionnel, et ce même si la guerre a peut-être eu lieu. En somme, si le cadre général décrit par Homère, celui d’un conflit entre des populations helléniques du sud des Balkans et d’autres de l’actuelle Turquie, est probablement véridique, il est difficile de croire – et impossible à prouver – que les combats ont été commandés par des hommes se nommant Achille, Ulysse ou Hector. Par conséquent, étant donné que les personnages en question sont fictionnels, on ne saurait raisonnablement avoir la même intransigeance qu’avec des personnages assurément historiques. Surtout que les descriptions physiques données par Homère sont le plus souvent lacunaires.

Par ailleurs, une histoire ne fait sens qu’en fonction du public qui la reçoit. Elle s’appuie, plus ou moins fortement, sur un substrat de d’idées et de croyances qui est le ferment de la société de ce temps. Or, ladite société évolue. On pourrait comparer cela – toutes proportions gardées – avec la Bible. Chaque époque a mis l’accent sur différents aspects de l’œuvre, selon les circonstances du moment. Par exemple, si le christianisme des premiers temps mettait en en avant l’existence l’importance de la thématique de l’existence d’un dieu unique et du salut de son âme par l’amour de Dieu, celui du Moyen Age en allait différemment. En effet, l’invention du Purgatoire a modifié la conception du chemin de l’âme après la mort. Pour revenir vers des horizons plus proches de la Grèce ancienne, la rapide fréquentation d’un ouvrage tel que le Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine de Pierre Grimal met en évidence que des mythes ne sont pas rapportés de la même façon par des auteurs d’époques différentes. Pour ne prendre qu’un seul exemple, qui me tiens à coeur puisqu’il faisait partie de mon mémoire de Master il y a de cela bien des années, on pourrait penser à celui de l’ascendance de la nymphe Larissa. De fait, si Pausanias et un scholiaste d’Apollonios de Rhodes – remontant à Hellanicos de Lesbos – affirment que la nymphe est la fille de Pélasgos – héros mythique, éponyme du peuple des Pélasges, prédécesseurs des Thessaliens – [4],  Denys d’Halicarnasse et une autre scholie – non datée – d’Apollonios affirment que Pélasgos est le fruit des amours de Poséidon et Larissa [5]. Nous sommes donc ici en face de deux versions différentes d’un même mythe, celui des origines de la nymphe tutélaire de la cité thessalienne de Larissa. Ce qui pourrait traduire des conflits politiques pour la domination de la Thessalie durant l’Antiquité. Idem, parfois des auteurs tels que Strabon, Pausanias ou Diodore de Sicile donnent à plusieurs reprises dans leurs œuvres différentes versions d’un même mythe.

Par conséquent, le choix de plusieurs acteurs noirs dans Troy. Fall of a city peut être vu comme une énième relecture contemporaine d’un mythe mis à l’écrit par Homère, récit d’autant plus important qu’il est fondateur d’une partie de la culture occidentale. Relecture avec nos yeux et notre pensée – pertinente ou non c’est un autre débat – d’individus du début du XXIème siècle, comme le veut tout exercice de ce genre.

 

Conclusion :

 

In fine, cette discussion nous ramène, peu ou prou, à la question de la différence entre l’Histoire et une histoire. J’ai déjà expliqué en quoi la trop grande similitude de ces mots me pose un problème. En plus de cette difficulté, on pourrait résumer la différence ainsi : en Histoire les faits sont têtus et doivent être respectés alors que dans le cadre fictionnel – qui est celui des personnages de l’Iliade – , le récit originel n’est qu’un matériau de base qui peut être réinterprété de toutes les manières possibles. Réinterprétation qui peut rebuter l’amateur du texte classique, mais pas forcément l’historien, bien habitué à l’émergence de plusieurs versions d’un même récit, qu’il soit mythique ou non. Pour conclure, je vais laisser la parole à David Farr, scénariste de la série, à propos de la polémique [6]

As you enter the world of myth you have immediately a wonderful freedom

Liberté que ne peut se permettre l’historien.


[1] Ling T., “No, the BBC is not ‘blackwashing’ Troy: Fall of a City”, RadioTimes (24 février 2018) (Dernière consultation le 1er avril 2018)

[2] Homère, Iliade, I, 197

[3] Kokkinidis T., “Controversy Looms as Mythical Achilles is Played by Black Actor in New BBC Epic”, The Greek Hollywood Reporter (2 janvier 2018)

[4] Pausanias, Description de la Grèce, II, 24, 1 et Lachenaud G., Scholies à Apollonios de Rhodes, I, 40. On peut voir un aperçu de la scholie originelle ici et un commentaire dessus .

[5] Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, I, 17 et Lachenaud G., Scholies à Apollonios de Rhodes, I, 580. On peut voir un aperçu de la scholie originelle ici et un commentaire dessus .

[6] Dans McCreesh L., “Troy: Fall of a City writer hits back at criticism of a black Achilles”, Digitalspy (26 février 2018)

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