[Ego trip] Décentrer le regard pour ressentir plus

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Gravure sur bois de Li Jun (1916 – 1952) représentant le massacre de civils par les soldats nationalistes en février/mars 1947. © Wikimedia Commons

Je dois une nouvelle faire part ici de réflexions personnelles. Si “l’écriture de soi” peut être un exercice intéressant en lui même, si tant est qu’il ne s’attache pas à des détails trop insignifiants ou non signifiés, mon but ici ne sera pas d’étaler l’état de mes pensées pour le plaisir de la chose. En effet, si je le fais ici c’est que, il me semble, le relatif “trouble” qui m’habite peut interroger les rapports entre l’historien et sa société, de naissance ou d’adoption, et plus largement sur la place des émotions dans l’appréhension d’une réalité historique.

 

Un livre, un musée et quelques émotions :

 

De fait, cette réflexion me suit depuis déjà quelque temps. Elle est partie de plusieurs petits éléments accumulés au fur et à mesure. Étant dans une dynamique d’intégration dans ma société d’adoption, j’entends bien essayer de comprendre la société taïwanaise, et donc, nécessairement, son histoire. Par conséquent, comme cela est visible dans ma bibliothèque, un pan de celle-ci est consacrée à des ouvrages sur la question. L’un d’entre eux m’a plus particulièrement frappé et il constitue le point de départ de ce retour sur moi-même. Il s’agit de Formosa calling. An eyewitness account of the February 28th 1947 incident, par A.J. Shackleton [1]. Dans ce dernier, l’auteur, ingénieur de formation et travaillant pour l’ONU dans le cadre des opérations de reconstruction de Taïwan en 1946-1947, rend compte de la situation souvent désespérée des populations locales du fait du manque de nourriture, celle-ci étant réquisitionnée par le nouveau gouvernement nationaliste pour la lutte contre les communistes, sur le continent. Cette situation, ainsi que d’autres péripéties, amèneront aux événements du 28 février 1947. Les pages sur les habitants des îles Pescadores sont, je crois, particulièrement touchantes. En tout cas elles m’ont particulièrement touchées.

Le second élément a toujours trait à cette période critique de l’histoire taïwanaise contemporaine, autour du er er ba (二二八), comme c’est désormais son appellation usuelle. Toutefois, la perspective se situe cette fois de l’autre côté du spectre, plus proche de la mémoire que du témoignage direct. De fait, profitant de quelques jours fériés, je suis allé visiter le musée d’histoire de la ville de Kaohsiung, où j’habite, situé dans l’ancienne demeure du gouverneur japonais de la ville durant l’époque coloniale.  Ce que je connaissais mal à ce moment là, c’est que le sud de Taïwan, notamment Kaohsiung, a été un des foyers principaux de la révolte, mêlant autant difficultés socio-économiques que ressentiment – pour ne pas dire xénophobie – contre le nouveau et prédateur pouvoir nationaliste et ses nouveaux arrivants, vus comme des arrivistes et des “étrangers”. Le terme chinois pour les désigner, waishengren (外省人), est d’ailleurs révélateur puisqu’il implique une différence avec les benshengren (本省人) [2]les populations d’ascendance chinoise présentes sur l’île avant l’arrivée des nationalistes. Il  demeure que j’y suis allé armé de mes quelques connaissances précédentes, espérant en apprendre bien plus. Après quelques salles plus ou moins intéressantes, je suis arrivé au cœur de l’ensemble muséal, l’exposition permanente ayant trait à l’histoire de la ville proprement dite, notamment au moment du er er ba. A l’instar de ma lecture de Shackleton, je suis ressorti assez bouleversé, mon for intérieur étant plein d’une immense empathie pour les Taïwanais et d’autant de colère contre les nationalistes.

 

Essais d’interprétation :

 

A ce stade de la discussion, certains pourraient se dire – avec raison – que cela dénote uniquement d’un sentiment d’humanité de ma part, ce qui ne serait guère intéressant. Je me dois, dès lors, de faire la comparaison avec mon propre sentiment vis-à-vis d’événements similaires en France. Et c’est là qu’est le hic, et la naissance de mon “trouble”. Si, adolescent, j’ai lu avec passion et bouleversement le récit de Primo Lévi sur l’univers concentrationnaire dans Si c’est un homme et que certains documentaires/livres récents sur la période m’émeuvent encore, je ne saurais dire qu’il s’agissait de la même émotion [3]. Paradoxalement, le cas taïwanais  m’a plus ému. Il me parait nécessaire de découvrir pourquoi, et ce par un jugement personnel le plus sans concession possible.

Je vois trois hypothèses possibles, qui doivent être vues comme plutôt entremêlées qu’antagonistes. La première s’appuie sur le fait que je vis désormais dans une société que j’ai choisie, ce qui modifie nécessairement l’appréhension générale, étant vierge – ou peu s’en faut – de toute mémoire, et donc parti pris, sur les événements. Je prends, en quelque sorte, l’histoire taïwanaise en pleine face, sans le filtre intellectuel d’un enseignement scolaire, de reportages télévisés, de commémorations ou de fréquentation assidue de l’historiographie du sujet. Tout cela aboutit à une démultiplication de l’impact émotif. Idem, le er er ba est un des événements fondamentaux de l’histoire taïwanaise contemporaine et sa mémoire est encore très vive à l’heure actuelle, si ce n’est plus vive que jamais [4]. Enfin, je vis au jour le jour au côté des Taïwanais ce qui fait que lorsque je lis/vois des choses sur cette population, j’ai tendance à assimiler ces faits passés avec mon présent. Cela tend à effacer la barrière passé/présent, histoire/mémoire, dans mon esprit.

La seconde hypothèse, collatérale de la première, concerne mon rapport avec l’histoire française, notamment de la période de la Deuxième Guerre mondiale, pour reprendre un événement à l’ampleur mémorielle similaire. Cette époque étant encore actuellement, et depuis longtemps, la “matrice” de la mémoire collective historique française [5], je suis donc, comme Obélix, immergée dedans depuis tout petit. J’ai déjà souvent entendu, parfois avec un ton sentencieux, le récit des supplices et autres atrocités commises par les nazis et leurs collaborateurs contre les populations considérées comme indésirables, notamment les juifs. Pour moi c’est de “l’histoire connue”,  bien élaguée par mes professeurs et d’autres sources. Ce qui affaiblit d’autant une potentielle sidération ou tout autre choc émotionnel.

Enfin, la dernière hypothèse, que je me dois d’envisager même si c’est la plus détestable et la plus inconsciente, me connecte à l’état actuel de la société française. En effet, en ces temps de recrudescence de l’antisémitisme, sous de nouveaux atours ou par le recyclage de vieilles formules, serait-il possible que je sois également affecté – pour ne pas dire infecté ? Cela expliquerait mon peu d’épanchement émotionnel face aux récits des horreurs nazies. Il s’agit là d’une réflexion que je dois encore mener.

 

Conclusion :

 

In fine, essayant de me projeter comme une personne de raison, je ne vois pas nécessairement le primat de l’émotion dans mon rapport à l’histoire taïwanaise comme une bonne chose. Il s’agit d’un état de fait, assez regrettable, mais qui s’impose à moi. Dans ma maigre pratique et ma pensée historique, je tends à considérer les événements et les personnages du passé comme des éléments intellectuels. Rien à ressentir, tout à comprendre, en somme. C’est cette perspective qui avait lancé mon goût pour l’Histoire, lors de mes années estudiantines. Cette approche peut tendre à une relative déshumanisation des personnes considérées, ce dont je suis bien conscient et que j’essaye d’éviter. Jusqu’à présent je croyais que ce schéma de pensée était bien rodé et (relativement) peu perméable aux influences extérieurs. Si c’est probablement encore vrai pour l’histoire française et occidentale, le cas taïwanais démontre que mon schéma comporte également des trous béants. Je vois donc encore le chemin à parcourir…


[1] On pourra trouver une version en ligne ici. (Dernière consultation le 24 mars 2018)

[2] Un début d’information est disponible sur Wikipédia.

[3] Je n’entends pas ici entrer dans une concurrence des mémoires ou jouer au jeu stupide de “Quelle situation est la plus horrible ?”, ressemblant fortement à la version intellectuelle de quelques débats typiquement masculins de comparaison de taille de pénis, et donc de virilité.

[4] Certains tendent même à en faire l’acte de naissance de la nation taïwanaise. Cf., Cole J.M., “228: Trauma, Memory and the Birth of a Nation”, Taiwan Sentinel (28 février 2018) (Dernière consultation le 24 mars 2018)

[5] “Comment la deuxième guerre mondiale demeure la matrice de la mémoire collective des Français”, Atlantico (10 octobre 2017)

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