[Polémiques] Jeanne d’Arc peut-elle être métisse ?

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Plus ancienne représentation de Jeanne d’Arc, d’après un dessin de Clément de Fauquembergue. Malgré son ancienneté, ce ne peut être un dessin fidèle, l’auteur n’ayant jamais rencontré Jeanne. © Wikimedia Commons

En ce moment, il semble de bon ton de créer des polémiques à propos de peu de choses. Le plus souvent j’ai tendance à regarder cela avec un oeil plutôt détaché, surtout depuis mon poste d’observation asiatique. Mais pas cette fois-ci. Notamment parce que cette énième dispute peut renvoyer et permettre d’approfondir certains points esquissés lors du dernier billet concernant la polémique sur la commémoration de Charles Maurras.

De fait, le 19 février 2018, l’association Orléans Jeanne d’Arc a annoncé la désignation de Mathilde Edey Gamassou, jeune lycéenne française d’origine franco-bénino-polonaise, comme incarnation de Jeanne d’Arc pour l’édition 2018 de la fête des Johanniques d’Orléans [1]. Le choix de cette jeune femme, aux traits métisses, a suscité la colère de plusieurs internautes, journaux et/ou mouvances plutôt rattachés à l’extrême-droite. Les différents rapports font également état de plusieurs posts/tweets racistes sur les réseaux sociaux [2]. Devant un tel battage, le gouvernement – en la personne de Marlène Schiappa – a pris la parole pour dénoncer le racisme de ces commentaires. Une enquête a été ouverte pour mettre en lumière les identités des auteurs de ces écrits [3]. Affaire à suivre…

 

Précautions d’usage :

 

Tout d’abord, je me dois de mettre au clair plus points. Premièrement, faisant moi-même partie du groupe ethnique ultra minoritaire – même en comptant large, c’est-à-dire à partir du seul critère de couleur de peau – dans mon pays adoption et ayant connu quelques désagréments de ce fait, je suis bien au fait des problématiques concernant la couleur de peau et les stéréotypes associés. Idem, vivant en concubinage avec une jeune Taïwanaise, mes potentiels enfants seront des métisses, comme cette nouvelle Jeanne. J’ai bien conscience que cet argumentaire ressemble un peu au syndrome “couscous et brick à l’œuf”, mais cela demeure mon ressenti.

Enfin, je n’ai aucun problème avec la présence de personnes d’origines non-européennes sur le sol français. En tant que simple citoyen, je ne suis par ailleurs pas profondément choqué et ne me sens pas particulièrement insulté par cette désignation. Cette lycéenne va probablement vivre un événement intéressant pour sa foi et sa communauté et je lui souhaite d’en profiter le plus possible. Qui plus est, on verra que la couleur de peau de Mathilde n’est peut-être pas, au moins en partie, le critère fondamental ayant présidé à sa désignation comme Jeanne.

Par conséquent, je n’accepterai aucune espèce d’insinuation concernant des possibles pensées racistes ou tout autres rapprochements avec les commentaires mis en cause par la justice.  Il va également sans s’étendre dessus trop longuement que les éructations de l’extrême-droite sur le sujet sont d’une stupidité sans nom. Comme on le verra ce choix peut poser quelques questions, mais pas celles d’un hypothétique “piétinement de l’Histoire de France”, d’une “réécriture de l’Histoire” ou autres foutaises de cet acabit.

 

Jeanne d’Arc était-elle blanche ? Représentations médiévales et contemporaines :

 

Avec Charles Martel, Vercingétorix et Napoléon, Jeanne d’Arc est sans aucun doute l’un des personnages de l’histoire de France la plus connue. La plus détournée aussi. Elle a cela en commun avec les deux premiers que la IIIème République et l’historiographie nationaliste se sont servis d’elle pour en faire le symbole de la résistance française face à l’invasion étrangère, qu’elle soit, tour à tour, romaine, arabe ou anglaise. Sans oublier, la Jeanne de l’historiographie chrétienne, mettant l’accent sur sa relation directe avec Dieu. Dès lors, des images d’Epinal et des faux-semblants se sont constitués autour de ce personnage. A propos d’un tel personnage, objet de tant de passions, il est donc nécessaire d’être précautionneux. Elle a été dépeinte comme une femme plus ou moins féminine et/ou érotique selon les époques [4]. Sans oublier les représentations martiales, notamment dans la statuaire.

Mais en fait, une fois retiré les couches de patriotisme tertio-républicain, que connait-on de Jeanne, la pucelle de Domrémy, notamment sur son physique ? A proprement parler pas grand chose. La seule et unique représentation de Jeanne d’Arc de son vivant est due à un dessin de Clément de Fauquembergue, greffier au Parlement de Paris, daté de mai 1429. Or, ce dernier n’a jamais rencontré Jeanne. La seconde plus proche chronologiquement proche provient d’une miniature de deuxième moitié du XVème siècle. Par conséquent, il est impossible d’être tout à fait certain de l’apparence physique de Jeanne d’Arc. Qui plus est, prenons garde de ne pas nous faire abuser par des représentations artistiques. En effet, pendant des siècles Jésus a été présenté comme un homme blanc alors qu’il était plus probablement métisse ou de peau foncée [5]. Idem,  il existe un débat passionné – et pas encore tranché – à propos de l’origine européenne ou africaine de la civilisation hellénique suite aux travaux de Martin Bernal, ce dernier affirmant que la théorie d’une origine centrorientale des Grecs serait due à une mystification au cours des XVIIIème et XIXème siècles [6]. Il demeure que dans le cas qui nous intéresse ici, il n’est guère possible de douter de la blancheur de peau de Jeanne d’Arc, petite bergère en provenance de Lorraine.

In fine, on peut en conclure que la désignation de Mathilde Edey Gamassou n’est probablement qu’une nouvelle bifurcation dans la constellation des représentations de Jeanne d’Arc. Un “mythe vrai” désormais représenté et réinterprété avec nos lunettes d’humains du XXIème siècle. Une représentation qui pourrait potentiellement contenir un message politique, au corps défendant de la principale intéressée.

 

Choisie parce que métisse ? Probablement non, mais…

 

Pour essayer de comprendre les raisons du choix, il faut s’intéresser au processus de sélection et à la composition du jury. Comme dit précédemment, l’annonce de la désignation de Mathilde Edey Gamassou a été faite par le comité Orléans – Jeanne d’Arc, mais qu’est-ce que ce comité ? Sur leur site internet [7], ils expliquent avoir pour but

De contribuer au maintien et au développement des traditions johanniques à Orléans,

Organiser la désignation de la jeune fille figurant Jeanne d’Arc lors des fêtes,

D’apporter son concours à la Municipalité d’Orléans pour l’organisation des Fêtes Johanniques

Soit. Par ailleurs, en visitant leur page Facebook, on peut s’apercevoir que les critères de sélection sont assez explicites (cf photo ci-contre). Et aucun n’engage la nécessité d’avoir la peau blanche. Le site internet du diocèse d’Orléans explicite même les différentes activités auxquelles participe Mathilde en faveur de sa paroisse [8]. On peut donc retenir de cela que la catholicité a très probablement présidé à la sélection. Je ne saurais totalement exclure la possibilité que la couleur de peau ait été un critère, le comité souhaitant adresser un message d’ouverture de la communauté catholique et d’universalité de la figure de Jeanne d’Arc. Il m’est malgré tout d’avis que si cela est rentré en ligne de compte – simple hypothèse – , il s’agissait d’un “bonus”. En somme Mathilde Edey Gamassou remplissait tous les critères de catholicité pour être une bonne Jeanne et, par hasard, elle est métisse donc elle peut participer à diffuser un autre message. Elément qui semble confirmé par la présidente du comité Orléans – Jeanne d’Arc. En effet, cette dernière explique [9]

Qu’est ce qui est important ? Elle est catholique, cultivée. Nous n’avions aucune raison de refuser sa candidature. L’excellence morale n’est pas liée à la couleur de peau. Nous assumons cette décision. Et ce n’est pas de la discrimination positive.

 

Quand la communauté est impliquée, la politique n’est jamais loin :

 

Par ailleurs, les raisons d’existence d’Orléans – Jeanne d’Arc nous apprennent également que le comité participe, en association avec la mairie d’Orléans, à l’organisation des Fêtes Johanniques. Or, une commémoration, ou un hommage comme les Fêtes Johanniques, est un moment d’auto-représentation d’une communauté, un miroir qu’elle se tend à elle-même. Comme l’a démontré la polémique Maurras, une commémoration est un discours politique. Surtout lorsque le pouvoir politique, ici la municipalité d’Orléans, est impliquée. Je le déplore sincèrement, mais c’est actuellement un fait. Sur ces bases, peut-on tirer la conclusion que la mairie orléanaise, souhaitant délivrer un message d’ouverture, aurait pris part à la désignation de l’incarnation de Jeanne ? On peut l’imaginer en tant qu’hypothèse de travail, sans oublier que je ne dispose d’aucun élément concret pour l’affirmer avec certitude. Malgré tout, cette éventualité peut se renforcer si l’on pense aux très nombreuses et très anciennes utilisations de la figure de Jeanne d’Arc par l’extrême-droite française contemporaine, que ce soit la traditionnelle manifestation du 1er mai au pied de la statue parisienne de Jeanne d’Arc par le Front national ou, plus récemment, la création des comités Jeanne par Jean-Marie Le Pen. Idem, on pourra également s’intéresser aux vicissitudes politiques du maire d’Orléans, Olivier Carré. Ce dernier, élu en 2015 sous l’étiquette Les Républicains, est un proche du ministre actuel de l’Economie, Bruno Le Maire, et a décidé de quitter son parti suite aux péripéties des dernières élections et du fait du “manque de lucidité de nos équipes dirigeantes, trop tournées sur elles-mêmes, confinées sur une vision étroite de notre pays” [10]. Il rejoint ensuite La France audacieuse [11], formation dirigée par Christian Estrosi et composée d’élus de droite proches de la ligne politique d’Emmanuel Macron et donc en rupture de ban avec la ligne de Laurent Wauquiez, certains accusant ce dernier de “courir après le FN” [12].

Admettons qu’Olivier Carré se soit investi personnellement et/ou politiquement dans la désignation de la nouvelle Jeanne, tout en réaffirmant que nous entrons dès lors dans le domaine des conjectures. Si cela s’avérait vrai, cela constituerait alors un usage public de l’Histoire car le comité et la mairie auraient décidé de faire une entorse à la véracité historique pour relayer un hypothétique message politique. In fine, Mathilde Edey Gamassou se retrouverait prise dans une mise en scène historico-politique à son corps défendant.

 

Conclusion :

 

Pour conclure, je n’ai pas d’avis définitif sur la question. Je ne saurais affirmer avec une certitude de 100% s’il y a eu ou non une volonté politique – qu’elle vienne de l’édile d’Orléans ou du propre chef du comité Orléans Jeanne d’Arc – dans le choix de Mathilde Edey Gamassou comme Jeanne pour l’édition 2018 des Johanniques. Certains éléments peuvent laisser entendre que oui, d’autres que non. Si cela s’avérait vrai, la manipulation devrait être condamnée car c’est un usage public de l’Histoire, même si elle part d’un sentiment noble et participe d’un geste d’ouverture. Quoi qu’il en soit, je souhaite tout simplement que la principale intéressée puisse profiter de ce moment spirituel et festif le plus possible. Elle sera une représentation de Jeanne d’Arc, une de plus.


[1] “Mathilde Edey Gamassou sera Jeanne d’Arc 2018 !”, La République du Centre (19 février 2018) (Dernière consultation le 24 janvier 2018)

[2] Douet E., “Orléans : choisie pour incarner Jeanne d’Arc, une jeune métisse victime de racisme”, RTL (23 février 2018) (Dernière consultation le 24 janvier 2018)

[3] “Jeanne d’Arc 2018 visée par des tweets racistes”, Le Monde (23 février 2018) (Dernière consultation le 24 janvier 2018)

[4] Peccate P., “Les figurations sensuelles et érotiques dans l’imagerie de Jeanne d’Arc”, Déjà vu (24 juin 2016) (Dernière consultation le 24 février 2018)

[5] Mermilliod S., “Enquête : à la recherche du vrai visage du Christ”, France Info (23 décembre 2016) (Dernière consultation le 24 janvier 2018)

[6] Cf. Black Athena. The Afroasiatic Roots of Classical Civilization, 3 volumes, New Brunswick, 1987-2006

[7] “Qui sommes-nous”, Site internet du comité Orléans Jeanne d’Arc (Dernière consultation le 24 janvier 2018)

[8] “Fêtes Johanniques 2018”, Site internet du diocèse d’Orléans (20 février 2018) (Dernière consultation le 24 janvier 2018)

[9] Roussel J. et Da Cunha N., “À Orléans, une Jeanne d’Arc 2018 plus universelle que jamais”, La République du Centre (19 février 2018) (Dernière consultation le 24 janvier 2018)

[10] “Le maire d’Orléans Olivier Carré quitte Les Républicains”, La République du Centre (23 juin 2017) (Dernière consultation le 24 janvier 2018)

[11] “La France audacieuse dévoile son organigramme”, Nice Matin (30 janvier 2018) (Dernière consultation le 24 janvier 2018)

[12] Pace B., “LR: Laurent Wauquiez, pourquoi tant de “haine” ?”, France Soir (24 janvier 2018) (Dernière consultation le 24 janvier 2018)

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