[Polémiques] Libérez le soldat Mariot

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Un groupe de soldats du 66ème régiment d’infanterie (RI) en 1915. Les Poilus, déjà des “radicalisés” ? © Wikimedia Commons

Il est désormais devenu tradition que la rédaction du journal Libération cède sa place le temps d’un numéro à de nouveaux auteurs, notamment historiens. C’est le Libé des historiens. Si le plus souvent la livraison est intéressante, il arrive parfois que certains articles soient plus problématiques. C’est d’un de ceux là dont je voudrais parler aujourd’hui. Il est paru dans la dernière édition du Libé des historiens, mais cela ne saurait présumer, bien évidemment, de la qualité générale des autres articles.

De fait, le papier en question est signé Nicolas Mariot et est titré “Du Poilu Hertz à Merah, une radicalisation en famille” [1]. Dans ce dernier, le chercheur, sociologue et historien et directeur de recherche au CNRS, tend à vouloir dresser une comparaison entre le tueur de Toulouse, Mohamed Merah, et un officier juif de la Première Guerre mondiale, Robert Hertz. Le tout en prenant appui sur la mise en évidence de, selon Mariot, plusieurs points communs entre les deux personnages. Le but de cette entreprise serait de chercher à mettre en lumière des constantes dans la genèse d’une radicalisation.

 

La polémique :

 

Avant de rentrer dans le détail des erreurs méthodologiques et des interprétations fallacieuses de Nicolas Mariot, revenons rapidement sur la polémique suscitée par l’article. En effet, de nombreux internautes, historiens et passionnés d’Histoire, mais aussi simples citoyens, ont interrogé avec beaucoup de morgue la pertinence de la comparaison entre un soldat juif profondément républicain et un tueur qui a cherché à affaiblir ladite république [2]. Surtout dans le contexte de l’ouverture du procès d’un des frères de Mohamed Merah. De nombreux twittos se sont indignés, parfois par des tombereaux d’insultes envers le chercheur. Certains l’accusent même de faire le lit du salafisme ou de l’ “islamo-gauchisme” [3]. De son côté, le journaliste Antoine Vitkine a publié une “lettre ouverte” dans lequel il s’exprime son “dégoût” [4]. De façon plus générale, l’historien Henry Rousso a fustigé le discrédit que cet article apporte à la communauté historienne [5].

A la lecture de toutes ces réactions me vient une réflexion. Si l’article est mauvais pour de nombreuses raisons, je ne suis pas sûr que cela mérite tant d’insultes et de caricature. Comme l’explique Nicolas Mariot dans une “mise au point” [6], on peut raisonnablement penser que loin de son esprit était l’idée de vouloir glorifier Mohamed Merah et ainsi euphémiser ses actions, mais que cela ne transparaissait pas assez dans ses écrits. In fine, ces réactions en disent bien plus sur un certain état de la société française en 2017, que sur la qualité intrinsèque de l’article de Nicolas Mariot. Je ne saurais être affirmatif sur la conclusion qu’il faille en tirer, mais cela demeure intéressant.

 

Le drame du comparatisme en toc :

 

Désormais venons en au fond de l’article. Le premier point qui choque un peu est la relative insistance de Nicolas Mariot à mettre en avant ses travaux récents sur Robert Hertz. Un peu comme si l’article, au sujet volontairement polémique, était une publicité déguisée pour son livre. Mais passons sur ce micro point de détail.

Le second, et évidemment plus important, concerne la comparaison entre Mohamed Merah et Robert Hertz. Personnellement, d’un point de vue strictement intellectuel, ce n’est pas tant le rapprochement d’un juif républicain avec un meurtrier antisémite s’attaquant à un symbole républicain, l’armée, qui me heurte le plus. En effet, comme le justifie Nicolas Mariot, on peut considérer, au moins comme hypothèse de travail, que Mohamed Merah et Robert Hertz sont tous les deux des radicaux, l’un radicalisé par une politisation de sa pratique religieuse et l’autre par un patriotisme ardent. Encore faut-il s’accorder sur ce qu’est la “radicalisation” et surtout quels sont ses bornes, mais cela est un autre débat [7]. En fait, le point le plus dérangeant de cet argumentaire concerne sa méthode. En effet, à partir de seulement deux exemples, Nicolas Mariot affirme que la radicalisation d’une personne peut être englobée dans trois “règles”

Les parallèles trop forts pour être écartés d’un revers de main. A voir les Hertz s’enfoncer dans le sacrifice, j’en déduisais au moins trois «règles» qui semblaient pouvoir s’appliquer plus généralement à qui veut comprendre un «processus de radicalisation» : on ne se sacrifie pas seul, et souvent en famille ; on se sacrifie quand on a le choix et qu’on peut dire non ; on se sacrifie pour des idées.

Il ne sera pas lieu ici de discuter la pertinence ou non de ces “règles”. Par exemple, la possibilité que la famille soit un élément important d’une radicalisation, que ce soit comme facilitateur ou du moins comme non-entrave, est envisageable. En tout cas elle peut mériter discussion, au moins comme partie de la réponse. Discussion qui mérite bien plus de finesse et de précautions pour saisir le caractère multiforme de la radicalisation. Chose qui dépasse de très loin le cadre étriqué d’un article de journal quotidien. Idem, la méthode de comparaison est pour le moins défaillante. Le petit jeu du comparatisme, notamment historique, entre deux éléments très différents peut être un divertissement intellectuel plaisant pour certaines personnes. J’avais déjà joué à ce petit jeu dans une version précédente de ce blog. De même, la polémique autour de la comparaison entre la non consigne de vote de Jean-Luc Mélenchon pour Emmanuel Macron au second tour des dernières présidentielles, et la stratégie plutôt anti-socialiste qu’anti-fasciste du KPD allemand dans les années 30, en est un exemple parlant [8]. En effet, il est possible de penser, avec plus ou moins de raison, que, toutes proportions gardées, l’attitude du leader de la France Insoumise peut rappeler celle des dirigeants du KPD. Mais le jeu doit s’arrêter là. Il ne saurait être intellectuellement honnête de se servir de ce semblant de similitude pour accuser Jean-Luc Mélenchon.

In fine, le souci intellectuel ne réside pas tellement dans l’idée de comparer, mais de tirer une conclusion plus ou moins générale et/ou orientée politiquement à partir de ladite comparaison. Or, c’est ce que fait Mariot dans son article. Le tout avec un corpus – si tant qu’on puisse donner ce nom à cette sélection… – aussi ridiculement petit et bigarré. Idem, il oublie de mettre autant en avant les différences que les ressemblances entre les deux situations.

 

Ethique à géométrie variable :

 

Enfin, le dernier point sur lequel je voudrais revenir concerne une phrase qui est passé plutôt inaperçue dans le flot général des réactions et commentaires, mais qui ne lasse pas de m’interroger. En effet, Nicolas Mariot, malgré tout un peu conscient de l’étrangeté de sa comparaison, la justifie ainsi :

Longtemps j’ai lutté contre cette tendance qui consiste à retrouver dans le passé des «leçons» supposées pour le présent. Mais les faits sont têtus. Les parallèles trop forts pour être écartés d’un revers de main.

En substance le sociologue et historien affirme qu’au début de sa carrière et jusque dans un passé semble t-il pas si lointain, il s’élevait contre l’idée de l’Histoire comme maîtresse grâce à qui, si on suit les enseignements, on peut sauver le présent de la réitération des erreurs du passé. Mais que, du fait de la puissance des parallèles entre Mohamed Merah et Robert Hertz, a décidé d’envoyer toute cette éthique d’un refus d’utilisation du passé aux orties. Je ne connais pas les travaux scientifiques de Nicolas Mariot. Peut-être ils sont de très bonne facture. Mais suite à la lecture de cette phrase je n’ai plus guère envie d’aller me plonger dans ses écrits. Comme une impression de différence fondamentale d’approche.

 

Conclusion :

 

En me faisant l’avocat du diable, je pourrais prendre acte d’un autre article de ce Libé nous expliquant que les historiens ont travaillé de la même manière que les journalistes, donc dans un stress vis-à-vis de l’heure du “bouclage”[9]. Dès lors, je pourrais argumenter autour du fait que la temporalité d’écriture d’un historien et d’un journaliste sont foncièrement différentes et que cette nécessité de rapidité a pu se ressentir dans l’état de la réflexion de Nicolas Mariot. Mais cela ne saurait tout excuser. Tous les historiens présents ont travaillé de la même manière et pourtant leurs articles ne sont pas autant entachés d’erreurs aussi grossières.

Pour conclure, en tant que citoyen, on pourra reprocher à Nicolas Mariot le choix de cette comparaison dans le contexte judiciaire présent. Mais aussi et surtout on est autorisé à critiquer avec morgue le praticien des sciences sociales pour ses erreurs méthodologiques et épistémologiques. Par conséquent, si l’idée – louable au demeurant – du Libé des historiens était de mettre en avant le point de vue des historiens pour mieux éclairer le présent, et donc donner une visibilité publique plus grande que les cercles académiques, l’article de Nicolas Mariot est totalement contre-productif. Heureusement que ce dernier est compensé par le reste de la livraison du Libé des historiens de cette année.


[1] Mariot N., “Du Poilu Hertz à Merah, une radicalisation en famille”, Libération (4 octobre 2017) (Dernière consultation le 7 octobre 2017)

[2] Un petit tour sur le hashtag #Mariot permet de découvrir un petit florilège de ces gentillesses…

[3] Par exemple Desuin H., “Merah, un « Poilu de l’islam » ? Quand Libération se vautre dans l’islamo-gauchisme”, L’incorrect (6 octobre 2017) (Dernière consultation le 7 octobre 2017). Ou encore la réaction de ce twitto.

[4] Vitkine A., “Lettre ouverte à l’historien qui compare Mohammed Merah et un poilu de 14-18”, Le Huffington Post (6 octobre 2017) (Dernière consultation le 7 octobre 2017)

[5] Tweet d’Henry Rousso, publié le 6 octobre 2017.

[6] Mariot N., ” «Du poilu Hertz à Merah, une radicalisation en famille » : mise au point de l’auteur”, Libération (7 octobre 2017) (Dernière consultation le 7 octobre 2017)

[7] De fait, ces dernières années, sous l’influence des différents attentats islamistes ayant endeuillé la France, il semblerait qu’une certaine vulgate, tant médiatique que langagière, tende d’une certaine manière à associer radicalité et islamisme. En somme tout ce qui est radical ou radicalisation est plutôt associer à l’islamisme. A tel point que l’habitude est désormais d’utiliser le terme “extrême” pour parler d’autres phénomènes qui pourraient être vus comme radicaux.

[8] “Les communistes allemands, responsables du nazisme ? Allons donc !”, Arrêt sur images (4 mai 2017) (Dernière consultation le 7 octobre 2017)

[9] Guéna P., “Quelques heures dans la vie des historiens”, Libération (4 octobre 2017) (Dernière consultation le 7 octobre 2017)

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