[France] “Récit” ou “roman”, l’Histoire doit-elle porter le fardeau de la construction de la Nation ?

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Le débat politique en France, entre vision frelatée du passé et discussions prosaïques

Le débat politique en France en 2016, entre vision frelatée du passé et discussions prosaïques

Il y a plusieurs mois de cela, après les attentats de Charlie Hebdo et l’hyper casher, je m’étais interrogé sur la pertinence de l’utilisation de l’histoire comme ciment de la nation française. J’espérais, sans doute de manière vaine et utopique, que les débats sur l’identité nationale et le “vivre ensemble”, qui s’installaient avec encore plus de force à ce moment là, auraient pu aboutir à quelque chose d’autre que la recuisson de recettes anciennes et désormais frelatées. Puis quelques semaines plus tard, je m’étais avoué quelque peu désabusé par la tournure des débats. Toujours la même rengaine, Clio pédagogue de la Nation.

Mais ces dernières semaines, les questionnements sur l’histoire et la nation ont été relancées avec vigueur. De fait, avec l’effervescence politique caractéristique de l’approche des échéances électorales, certains hommes et femmes politiques ont commencé à affirmer tout et surtout n’importe quoi sur de nombreux sujets. La discussion des différentes propositions des candidats pour l’avenir du pays n’est pas de mon ressort ici. Malgré tout, si je veux en parler aujourd’hui, c’est que l’histoire et son enseignement n’ont pas été épargnés par les déclarations intempestives des candidats, déclarés ou en devenir.

Si certains ont parlé de la colonisation comme d’un “partage des cultures”, plus nombreux ont été ceux qui se sont fendus d’une prise de parole appelant tout un chacun à faire sien un “récit national” ou un “roman national”. De fait, mon but dans cet article sera de mettre en lumière les problèmes tant historiographique qu’épistémologique sous-tendus par ces expressions.

Mais d’abord remettons à l’esprit de chacun les différentes déclarations des protagonistes, en les séparant selon leur attrait pour un “récit national” ou un “roman national”.

 

Les partisans du “roman national” :

 

De fait, lors d’un meeting à Franconville, le 19 septembre dernier, Nicolas Sarkozy a affirmé [1]:

Quelle que soit la nationalité de vos parents, jeunes Français, au moment où vous devenez Français, vos ancêtres, ce sont les Gaulois et c’est Vercingétorix.

De son côté, dans les colonnes de l’hebdomadaire Le Point, Emmanuel Macron a expliqué [2]:

Oui, je place pour ma part aux côtés des soldats de l’An II les tirailleurs sénégalais, les résistants étrangers, tous ceux qui ont fait la France sans être nés français, voire sans être français du tout… Alors oui, en Algérie, il y a eu la torture, mais aussi l’émergence d’un État, de richesses, de classes moyennes, c’est la réalité de la colonisation. Il y a eu des éléments de civilisation et des éléments de barbarie. Pourquoi je parle de roman ? Car la part d’imaginaire est fondamentale, c’est ce qui nous lie. Dans un roman, il y a toujours de belles et de mauvaises histoires.

Nous verrons plus tard que la vision qu’Emmanuel Macron, si critiquable qu’elle soit, a de son “roman national” peut être intéressante. Tout du moins beaucoup moins caricaturale que d’autres.

 

Les chantres du “récit national” :

 

En août dernier, François Fillon a quant lui insisté [3] sur le fait que, selon lui :

Les jeunes Français ignorent des pans de leur Histoire ou, pire encore, apprennent à en avoir honte. […] Si je suis élu Président de la République, je demanderai à trois académiciens de s’entourer des meilleurs avis pour réécrire les programmes d’Histoire avec l’idée de les concevoir comme un récit national. Le récit national c’est une Histoire faite d’hommes et de femmes, de symboles, de lieux, de monuments, d’événements qui trouve un sens et une signification dans l’édification progressive de la civilisation singulière de la France.

De son côté, sur l’autre versant de l’échiquier politique, Jean-Luc Mélenchon a déclaré [4], en réponse à la question d’un journaliste

Moi je ne veux pas d’une ethnicisation gauloise du débat. Mais oui, je dis que nous sommes les filles et les fils des Lumières et de la grande Révolution! A partir du moment où l’on est français, on adopte le récit national

Enfin, l’artiste et militant Magyd Cherfi entend promouvoir l’idée d’un “récit français”, où toutes les composantes de la société actuelle pourraient se retrouver [5].

La solution c’eut été de raconter un récit français dans lequel les immigrés, les enfants d’immigrés entrevoient un reflet qui tienne compte d’eux et qui les intègre dans quelque chose. A partir du moment où une société se compose d’ethnies différentes et de cultures différentes, il faut la reconsidérer. Il s’agit d’apporter un supplément, il faut des signaux supplémentaires pour ces enfants qui ne sont pas nés dans le bocage normand.

Comme nous l’avons vu, l’idée d’un “récit” ou d’un “roman” national est assez largement partagée dans des camps politiques assez variés. Je ne sais pas si c’est parce que cette question transcende les clivages politiques classiques, mais cela demeure un fait intéressant.

Mais, à l’instar de Magyd Cherfi, les politiques ne sont pas les seuls à s’être exprimé sur le sujet. Parfois, on peut trouver certains historiens défendant ces thèses. Exemple récent : Jean-Pierre Rioux.

 

Le point de vue de Jean-Pierre Rioux à propos du récit national :

 

Dans une récente tribune pour le journal Libération [6]l’historien explique qu’il serait enclin à accepter la mise en place d’un “récit national”. Et ce depuis plusieurs années puisqu’il était président du comité d’orientation scientifique de la Maison de l’histoire de France [7]. Ses principaux arguments reposent sur la nécessité de développer un récitatif, une “mélodie des mots” comme il dit poétiquement, et l’obligatoire conscience du passé.

Je ne peux qu’être d’accord avec la nécessité d’une pleine conscience du passé de la nation pour mieux préparer son futur, mais le format du “récit” national est-il le plus à même d’atteindre ce but ? De plus, cette conscience doit-elle se prendre sur l’autel d’une possible modification idéologique de personnages ou de faits ? Cette interrogation est encore plus légitime lorsque l’on se replonge dans l’histoire des concepts de “roman” et “récit” national.

Car, en effet, comme le souligne Nicolas Offenstadt [8], on ne saurait parler de “récit” ou de “roman” national sans avoir à l’esprit son précédent, l’enseignement scolaire de l’histoire durant la deuxième moitié du XIXème siècle et les premières décennies du XXème siècle. De fait, à cette époque, l’enseignement de l’histoire est subordonné à “l’amour de la France”, le tout dans un contexte de construction de la nation française et de ferveur nationaliste. Les enfants étaient alors très fortement embrigadés par l’école. Cette dernière servait les desseins du politique, qui entendaient forger une nation toute entière tendue vers un but, la revanche contre l’ennemi allemand [9].

La levée de boucliers de nombreux historiens, ne peut se comprendre que dans ce cadre. Ces propositions, tant celles des différentes personnalités précédemment citées que celle de Jean-Pierre Rioux, charrient avec elles un imaginaire négatif, tant dans l’esprit des historiens que de nombreux citoyens. Il est nécessaire d’en tenir compte. Les mots ont un sens et une histoire. On peut s’en féliciter ou le déplorer, mais c’est là un fait.

Au final, il serait possible que, malgré le vœu de Jean-Pierre Rioux, le récit national version 2016 ne fasse que rechausser les anciens souliers de son ancêtre, passion nationaliste en moins. Ou pas.

 

La critique des concepts :

 

Outre ces aspects purement factuels et mémoriels, les concepts sont en eux-mêmes largement critiquables, notamment du point de vue de l’épistémologie de la science historique.

Depuis longtemps, l’histoire et le récit sont intimement liés. Par exemple, Marc Bloch expliquait [10] :

Car l’histoire n’est pas seulement une science en marche. C’est aussi une science dans l’enfance : comme toutes celles qui, pour objet ont l’esprit humain, ce tard-venu dans le champ de la connaissance rationnelle. Ou, pour mieux dire, vieille sous la forme embryonnaire du récit, longtemps encombrée de fictions, plus longtemps encore attachée aux événements les plus immédiatement saisissables, elle est, comme entreprise raisonnée d’analyse, toute jeune

Certes, comme le souligne Jean-Pierre Rioux dans sa tribune, il est désormais assez bien établi que l’histoire est d’abord un récit et donc ce récit est fortement lié à son époque de production, des potentielles injonctions externes et la personnalité de l’auteur. Néanmoins, il demeure qu’il existe un biais potentiel et extrêmement dangereux : le choix des éléments. Pour reprendre une analogie avec l’historiographie de la Révolution française, voir l’histoire comme des petites boîtes où l’on pourrait prendre ce que l’on veut et non comme un bloc.

En outre, qu’on le déplore ou qu’on s’en félicite, il demeure que la façon dont un homme politique – au moins dans sa vie publique – parle de l’histoire n’est jamais réellement neutre. Idem quand il s’agit d’un Etat. Le choix minutieux des mots et des symboles peut permettre d’envoyer des signes à certaines parties d’un électorat ou d’une population, que ce soit pour se rendre sympathique ou souder la nation. Dans tous les cas, un tri sera fait. L’ivraie sera séparée du bon grain. L’historien, lui, mange ses céréales complètes.

Enfin, pour conclure sur ce sujet, je voudrais reprendre la citation d’un des hommes politiques précédemment cité. Peut-être l’homme politique mettant le moins en avant une vision caricaturale de l’utilisation de l’histoire. Celui qui tend à manger des céréales semi-complètes, Emmanuel Macron. En effet, si l’on peut percevoir chez lui une certaine envie de parler du “bon” et du “moins bon”, des “pages de gloire” et des “heures les plus sombres”, il n’en demeure pas moins que son objectif – et il le laisse entendre assez clairement dans son interview au Point – n’est pas de respecter entièrement l’histoire, mais plutôt d’y piocher des histoires permettant de créer un imaginaire commun. En somme, il veut créer un nouveau discours, peut-être un peu moins caricatural que d’autres, mais qui ne sera toujours qu’une représentation plus ou moins artificielle du passé. Si l’historien peut être intéressé par l’étude de ses discours – dans le sens où ils témoignent de leur époque -, il n’en demeure pas moins que ce n’est pas de l’histoire.

 

Conclusion :

 

Il m’est donc d’avis que, dans tous les cas, que ce soit le “roman” ou le “récit” national, le biais possible est bien trop important pour que l’on souhaite, en tant qu’historien, se positionner en faveur de l’un ou de l’autre. Ce sont deux versions d’une vision des choses contenant en son sein un problème originel : l’histoire sert le politique. L’histoire n’est alors qu’un supplétif, comme d’autres champs de connaissances, pour un objectif politique, si louable soit-il. Peu importe la forme que cela puisse prendre, l’utilisation et la déformation sont consubstantielles à l’usage de l’histoire par le politique, autant au niveau du simple militant que du responsable ministériel.

Par ailleurs, et de manière plus large, ne serait-il  pas temps de s’interroger sur notre propension à demander à l’histoire de donner corps et âme à la nation française ? Peut-être je m’éloigne un peu de ma position d’historien, mais ne serait-il pas intéressant de s’interroger sur la possibilité de fonder l’identité française sur un spectre de valeurs, d’habitudes de vie/de pensée ou tout autre bases éventuelles, et de laisser enfin l’histoire en paix ?


[1] “”Nos ancêtres les Gaulois” : Sarkozy crée la polémique”L’Obs (20 septembre 2016) (Dernière consultation le 24 novembre 2016)

[2] “Quand Emmanuel Macron évoque “des éléments de civilisation” dans la colonisation de l’Algérie”L’Obs (24 novembre 2016) (Dernière consultation le 24 novembre 2016)

[3] “« Je veux faire pour les Français » : Discours à Sablé-sur-Sarthe”Fillon2017.fr (28 août 2016) (Dernière consultation le 24 novembre 2016)

[4] “Mélenchon : “Pourquoi aboyer en cadence, quoi que dise Sarkozy?” “Le Journal du dimanche (28 septembre 2016). Pour comprendre et débattre de la position du co-fondateur du Parti de Gauche, on pourra se référer à l’article suivant : Martelli R., “Mélenchon et le récit national”, Regards (29 septembre 2016) (Dernières consultations le 24 novembre 2016)

[5“Magyd Cherfi : “Commençons un nouveau récit national, celui d’une République cosmopolite” “Bondyblog.fr (22 septembre 2016) (Dernière consultation le 24 novembre 2016)

[6] “Un «récit national», pourquoi pas ?”Libération (17 novembre 2016) (Dernière consultation le 24 novembre 2016)

[7] Larcher L., “Jean-Pierre Rioux : «La Maison de l’histoire de France doit s’adresser à tous de “Kaamelott” à l’EHESS» “La Croix (13 janvier 2011) (Dernière consultation le 24 novembre 2016)

[8] Halissat I., “Nicolas Offenstadt : «Un récit national est une négation de l’Histoire comme discipline scolaire»”Libération (29 août 2016) (Dernière consultation le 24 novembre 2016)

[9] Krop J., “École et nation sous la IIIe République”, reseau-canope.fr (Dernière consultation le 24 novembre 2016). Pour ceux qui seraient intéressés par cette thématique, je ne peux qu’encourager à regarder le documentaire “Mourir pour la patrie. De l’école aux tranchées”

[10] Bloch M., Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, 1993, p. 43. Je surligne le passage en question.

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