[Epistémologie] Vous reprendrez bien une tranche d’histoire ?

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Représentation classique du temps, la frise chronologique est aussi l’exemple parfait d’une segmentation rigide des périodes historique. L’exemple ci-dessus est tiré du blog d’une mère d’un enfant atteint de dyspraxie.

Les sciences neurologiques nous apprennent que le cerveau humain est relativement mal armé pour mener à bien des tâches complexes ou gérer un flux important d’informations sensorielles en même temps. Par conséquent, il lui est nécessaire de simplifier les processus et de compartimenter les données pour mieux les traiter et les mémoriser. Scientifiquement, cette habitude a engendré la segmentation du savoir en plusieurs disciplines, théoriquement indépendantes, mais interconnectées dans la pratique puisque chacune ne fait que traiter d’une partie, plus ou moins importante selon les cas, d’un même problème. Scolairement et universitairement, ces fragmentations ont, par exemple, pour avatar la périodisation du temps, notamment la préhistoire, le Moyen Age ou l’époque contemporaine. Par cet article, je voudrais essayer d’interroger cette thématique de la périodisation du temps historique ainsi que discuter sa pertinence.

Je prends pour point de départ de ces réflexions deux ouvrages assez récents et questionnant le rapport de nos sociétés au temps, Faut-il découper l’histoire en tranches ? de (feu) Jacques Le Goff et Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps de François Hartog. Ces livres guideront ma réflexion.

 

Antiquité et Moyen Age, des oripeaux européens :

 

Avec l’ouverture de plus en plus grande de l’Europe vers le monde, et ce notamment à partir du XIXème siècle, les explorateurs ont pu entrer en contact avec des civilisations aux passés riches et aux cultures fécondes. Comme il est bien compréhensible, les premiers historiens ou anthropologues ayant appréhendé les événements de ces sociétés nouvelles l’ont fait à partir de leur arsenal culturel, celui de l’Europe triomphante, et ont donc imposé la périodisation quadripartite (Antiquité/Moyen Age/époques moderne et contemporaine), si opératoire pour l’histoire européenne.

De fait, étant donné l’inflation de plus en plus forte des périodisations, et pour mieux prendre en compte les temporalités des sociétés extra européennes – ce qui est une très bonne chose – , on peut s’interroger sur la pertinence du principe de périodisation. Comme l’explique Jacques Le Goff [1] :

D’autre part, alors que, du fait de la mondialisation des cultures et du décentrement de l’Occident, le principe de la périodisation en histoire est mis en cause aujourd’hui, je voudrais montrer qu’elle est un instrument nécessaire à l’historien. Mais la périodisation doit être employée avec plus de souplesse qu’elle ne l’a été depuis qu’on a commencé à “périodiser l’histoire”.

En effet, que peut signifier le Moyen Âge, mot purement européen [2], lorsqu’il est appliqué à une société extra européenne, comme par exemple le Japon [3] ? Quid de l’intérêt d’une partition Antiquité/Moyen Age/époques moderne et contemporaine pour des sociétés – je pense ici à des cas africains ou océaniens – qui n’ont pas eu de réflexion écrite sur le passé et sa classification et dont le rapport au passé est infiniment différent de notre vision européenne ? Comme le rappelle François Hartog [4], il ne faut jamais perdre de vue que le point de vue européen sur le temps est historiquement situé.

Transportant d’abord son lecteur à Fidji, Sahlins déploie une série de microanalyses, qui visent à caractériser l’histoire de ces îles ou, mieux, leur mode d’être historique : leur façon de vivre, de faire, de raconter leur histoire. Un bref préambule rappelle que l’histoire occidentale a elle-même une histoire et que ses formes modernes, soucieuses de chiffres, de cycles et de structures, ne sont pas séparables des formes de notre modernité. […] Aussi schématique ou approximatif soit-il, ce double détour a la vertu propédeutique d’instiller dans la perspective de l’observateur occidental une dose de relativisme, en l’amenant d’emblée à questionner sa propre tradition.

Ou, comme l’expliquait Anne Cheng dans ses cours au Collège de France, toujours avoir à l’esprit le genre de “lunettes” que nous chaussons pour voir le monde autour de nous.

A travers ces exemples, il est possible de s’interroger, à l’instar de Jacques Le Goff, sur les périodisations du monde et ce “décentrement de l’Occident”. Certes, je suis bien conscient que l’observateur européen, historien ou non, a besoin de se raccrocher à des éléments familiers pour mieux comprendre et “classer” dans son esprit ce nouveau savoir, mais cela se fait au prix de la spécificité des histoires et des rapports à la temporalité des sociétés extra-européennes. Outre cela, on pourrait également se demander si une telle manière de penser, uniquement à partir de vocables européens “exotisés”, ne constitue pas une tentative de domination de l’imaginaire européen à l’échelle mondiale. Le débat reste ouvert.

 

Périodiser oui, mais quelle pertinence ? :

 

Cette volonté de périodisation et de classification à tout crin répond, il me semble, à une certaine vision entomologique de l’histoire. Or, a contrario des plantes ou des insectes, les objets d’études des sciences sociales peinent à rentrer dans des classifications rigides comme les périodisations. De fait, un an avant ou après la chute de Rome, marquant la fin de l’empire romain d’Occident et de l’Antiquité, en 476, peu de choses ont réellement changé sur le plan des mentalités. Tous les pans d’une société donnée n’avancent pas à la même vitesse. Le passage d’une période à une autre n’est jamais chose complète à un moment donné. Une part du corps social se plonge à corps perdu dans de nouvelles pratiques/pensées alors que d’autres conservent les usages traditionnels. C’est, en substance, ce qu’expliquait déjà Fernand Braudel dans un célèbre article de 1958 sur la longue durée avec sa formule du “temps social” [5]

De la crise que notre discipline a traversée au cours de ces vingt ou trente dernières années, les autres sciences sociales sont assez mal informées et leur tendance est de méconnaître, en même temps que les travaux des historiens, un aspect de la réalité sociale dont l’histoire est bonne servante, sinon toujours habile vendeuse : cette durée sociale, ces temps multiples et contradictoires de la vie des hommes, qui ne sont pas seulement la substance du passé, mais aussi l’étoffe de la vie sociale actuelle. Raison de plus pour signaler avec force dans le débat qui s’instaure entre toutes les sciences de l’homme, l’importance, l’utilité de l’histoire, ou plutôt de la dialectique de la durée, telle qu’elle se dégage du métier, de l’observation répétée de l’historien ; rien n’étant plus important, d’après nous, au centre de la réalité sociale, que cette opposition vive, intime, répétée indéfiniment, entre l’instant et le temps lent à s’écouler. Qu’il s’agisse du passé ou de l’actualité, une conscience nette de cette pluralité du temps social est indispensable à une méthodologie commune des sciences de l’homme.

La seule et unique manière de concilier “temps social” et classifications, afin de rendre ces dernières plus opérantes, est de leurs adjoindre un peu de souplesse. Or, dès lors, elles perdent aussi de leur intérêt de frontière, de délimitation d’un avant et d’un après. Quid des phénomènes de transition ? Où doit-on les classer ? De fait, ils appartiennent autant à la période prenant bientôt fin qu’à l’époque en train d’éclore.

Par ailleurs, et peut-être plus radicalement que Jacques Le Goff, pourquoi ne pas s’interroger sur l’intérêt, ou non, d’une périodisation générale, Antiquité/Moyen Age/époques moderne et contemporaine. A-t-on besoin de périodiser pour penser la succession des séquences historiques ? Cela peut également entraîner une interrogation plus large : pourquoi ne pas abandonner les périodisations générales ? Cela éviterait des débats infinis qui sont souvent des discussions de convictions personnelles plutôt que d’analyse sur la meilleure périodisation à adopter, certains historiens préférant mettre en avant les changements en cours lorsque d’autres rappellent les continuités toujours en vigueur. Dès lors, il n’y aurait plus que des périodisations circonstanciées, liées à une thématique particulière.

Pour continuer sur l’exemple de la Renaissance, on pourrait alors parler, comme Jacques Le Goff, de la renaissance artistique ou culturelle au sein d’un long Moyen Age. Grâce à cela, il est donc autant possible de soutenir que la Renaissance a commencé au XIVème siècle avec l’immersion plus franche des penseurs dans les écrits des Anciens. Ou que, sur le plan social, le Moyen Age s’est terminé au milieu du XVIIIème siècle avec le triomphe de l’individu et de ses libertés fondamentales. Plus largement, il serait dès lors possible d’envisager l’affirmation que, par exemple, culturellement telle ou telle société a quitté la période X ou Y, mais que politiquement – au sens des institutions politiques et de leur fonctionnement – ou socialement – au sens d’organisation de la société -, elle demeure toujours, au moins en partie, dans l’époque précédente.

Je suis conscient qu’en termes de capacité de compréhension et d’ordonnancement intellectuel, la périodisation possède des atouts indéniables. Idem dans des contextes scolaire et et universitaire. C’est pourquoi je ne plaide pas pour un abandon total et immédiat, mais plutôt pour une mise à l’index progressive de cette ancienne manière de penser l’articulation des différentes périodes historiques.

 

Conclusion :

 

In fine, je développe donc un rapport plutôt “organiciste” à la périodisation et au rapport au temps de la société. Celle-ci a le mérite de se départir des carcans sclérosés, de suivre au plus près l’évolution des sociétés et d’y introduire de plus grandes nuances, une société n’étant pas un corps homogène dont tous les organes avancent au même rythme.


[1Faut-il découper l’histoire en tranches ?, Paris,  2014, p. 104. Si je suis d’accord avec la portée générale du propos, j’introduis plus loin une vision plus radicale que celle du grand historien médiéviste, notamment à propos de la “nécessité” de la périodisation.

[2] A ce propos, je renvoie à Le Goff J., Faut-il découper l’histoire en tranches ?, p. 31-43.

[3] Société pour laquelle un “Moyen Age japonais” est historiographiquement attesté. Pour exemples, on peut citer (en langue anglaise) Segal E., “Medieval Japan : An Introductory Essay”The Center for Asian Studies, University of Colorado, 2008 ou “Medieval Japan (1185-1600)”, Asia for Educators, University of Columbia, 2009. En langue française, cf, par exemple, Testot L., “Le Moyen Âge japonais”Sciences Humaines, 15 juin 2011 ou Archéothéma 30 (2013). (Dernières consultations le 28 février 2016).

[4Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, 2012, p. 51-52. Outre le passage mentionné, on lira avec intérêt les pages 56 à 63 comme exemple du rapport au temps d’une société océanienne.

[5] Braudel F., “Histoire et Sciences sociales : La longue durée”, Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 1958. p. 726. (Dernière consultation le 28 février 2016).

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