[Polémiques] Repolitiser l’histoire ? Réflexions après Sophie Wahnich

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Le seul mariage viable entre histoire et politique

Certains lecteurs, connaissant mes positions sur ces sujets [1], pourront s’interroger sur la pertinence de cet article puisqu’il s’agira essentiellement du développement d’une idée déjà inscrite – en filigrane – ailleurs. Néanmoins, outre le fait que la répétition peut avoir des vertus pédagogiques, je reparle de ce thème aujourd’hui puisqu’une phrase un peu lapidaire vient de m’amener à m’intéresser aux dires de l’auteur et prouver que cela conservait une actualité.

Il y a dans cette assertion, et sa version plus longue, plusieurs postulats méthodologiques et épistémologiques qu’il serait bon de clarifier, tant ils sont lourds de sens et signifiants sur une certaine conception du rapport entre la science historique, les historiens et la société toute entière.

L’objet du “délit” est à mettre au compte de l’historienne Sophie Wahnich. Il a été commis au cours de la soirée “6 heures pour nos libertés” organisée par le webjournal Mediapart le 7 février 2016. J’en ai d’abord pris connaissance à travers un tweet [2]. Selon cette source, madame Wahnich expliquait que :

 

“Une Histoire dépolitisée ne sert pas la #République

 

Twitter étant un média lapidaire, mettant à l’honneur la “petite phrase”, régulièrement sortie de son contexte, j’ai voulu vérifier les dires de Sophie Wahnich et écouter l’ensemble de son argumentaire. Ayant pu accéder au contenu en replay [3] grâce aux conseils d’un Twitto [4], j’ai constaté que ladite phrase s’inscrivait dans un propos plus large (entre environ 34’05” et 36’10”). En préambule à tout commentaire, je le retranscris ici :

Qu’est-ce que c’est que perdre la République ? […] C’est perdre toute l’histoire du mouvement ouvrier. Pourquoi on a réclamé la république sociale ? Pourquoi il y a eu la révolution de 1848, et même la Commune de Paris ? Qu’est-ce que c’est le conflit qui existe entre les différents types de républicanismes. Pourquoi Vichy se tourne contre la République ? Si on oublie le sens du mot république, si on ne l’enseigne plus, si on le jette avec le bébé de la Vème et l’eau du bain de la corruption actuelle, et bien quelque chose sera perdu de toute une histoire de l’émancipation. Et c’est ça ne plus faire d’histoire. Ce n’est plus avoir les outils qui permettent de se donner le courage de chercher à être libres, à faire en sorte que cette liberté soit réciproque et permette l’égalité. Ce n’est plus avoir les outils qui permettent de critiquer les décisions qui sont prises en expliquant et bien qu’elles sont effectivement analogues aux pires moments de notre histoire en tant qu’elle était régressive du point de vue des libertés. C’est ne plus avoir d’outils aussi pour pouvoir inventer, parce qu’on n’invente pas sur une table rase complète, on invente pas sur une falsification des concepts, on n’invente pas sur le fait qu’on ait plus rien appris aux enfants à l’école, on invente en pouvant critiquer ce qui n’allait pas dans les précédents historiques. Et donc c’est pour ça, parce qu’on a besoin de l’histoire, pour toutes ces raisons là qu’elle était l’institution civile fondatrice des révolutionnaires et c’est pour ça que nos dirigeants actuels n’en veulent plus, qu’ils ont réussi, dans la période Sarkozy, à l’éliminer du bac, c’est revenu, ça repart, on sait pas très bien ce qui est enseigné, c’est pas très politisé l’histoire qui est enseigné et une histoire dépolitisée ce n’est plus vraiment une histoire parce que, de la même manière que la géographie, comme disait Lacoste, sert d’abord à faire la guerre, et bien l’histoire ça sert d’abord à faire de la politique et quand on se passe d’histoire, on détruit la politique et on dépolitise les sociétés.

A travers cet épisode, j’en profite pour faire un rappel salutaire en matière d’hygiène intellectuelle : toujours aller vérifier la déclaration originelle et ne pas se baser uniquement sur des dires rapportés.

 

“L’histoire doit servir !” Ah bon ? :

 

De fait, il est possible d’en retenir plusieurs éléments méritant approfondissements. Le premier concerne, notamment, la phrase mise en avant par le twitto cité précédemment, même si celle-ci était tronquée. J’y vois une ambition fallacieuse, pour ne dire dangereuse, pour l’histoire. En effet, je retrouve dans les propos de S. Wahnich plusieurs mentions de l’idée que l’histoire devrait “servir à quelque chose”.

J’affirme le côté fallacieux d’une telle vision “utilitaire” de l’histoire avec d’autant plus de facilité et de décontraction que, pendant un temps, j’ai été intéressé par cette idée. J’ai à l’esprit des réflexions personnelles où j’essayais de récuser une fameuse citation, sans y parvenir réellement.

Cela fait pourtant plusieurs décennies que cette assertion, la servitude de la science historique, est vigoureusement combattue. En effet, il est très étonnant qu’avant d’exprimer cette opinion, Sophie Wahnich ne se soit pas souvenue de ce qu’affirmait un des maîtres reconnus de l’historiographie française du XXème siècle, Lucien Febvre. Je ne peux manquer de rappeler ici sa formule lors de sa leçon inaugurale à Strasbourg en 1919 [5] :

L’histoire qui sert, c’est une histoire serve

Je retiens de ces quelques mots, et de mes réflexions personnelles sur le sujet, que l’histoire n’est pas écrite pour servir des desseins quelconques, mais existe pour donner une meilleure compréhension du passé et donc, ainsi, expliquer à la société ses soucis actuels et l’interroger sur l’éventualité “d’autres mondes possibles” [6].

De même, je ne nie pas le caractère fondamentalement politique de l’histoire. Rappelons ce qu’écrivait Ernest Renan sur la définition de la Nation [7], manifestation si politique de désir de cohérence interne d’une société à travers la propre conscience de son identité propre [8].

Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. L’homme, Messieurs, ne s’improvise pas. La nation, comme l’individu, est l’aboutissant d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements.

De fait, le passé conditionne nécessairement, plus ou moins fortement selon les cas, la politique actuelle, que ce soit pour ce qui est des choix des décideurs, que pour les “mœurs politiques” ou les institutions. Pour reprendre la métaphore de Sophie Wahnich, on pourrait dire que si l’histoire ne sert pas à faire de la politique, elle y aide puissamment. Qu’elle permet une forte structuration intellectuelle ainsi qu’une meilleure compréhension des événements qui entourent le citoyen et dès lors ce dernier peut décider – ou non ! – de “faire de la politique”, et ce même à une échelle quotidienne. En somme, faire de l’histoire est une des voies possibles pour une meilleure structuration intellectuelle, mais pas la seule et unique. Il est possible de “faire de la politique” sans culture historique – ce qui est le cas d’une (large ?) partie de la classe politique actuelle – , mais alors l’action perdra en profondeur et rencontrera des embûches structurelles qui aurait pu être déminées grâce à une meilleure connaissance historique des sujets abordés.

Enfin, je peux être d’accord avec l’oratrice sur l’idée de l’histoire comme outil intellectuel, mais seulement si cela signifie qu’il n’a pas été inventé pour la circonstance, mais plutôt que la société y a trouvé un accessoire pour aider à résoudre les problèmes qui la touche. En somme, l’histoire existe et la société la prend à bras le corps et pas la société réinterprète l’histoire à son gré en fonction des aléas.

 

L’histoire, une “science de combat” :

 

Comme l’indique l’intitulé de ce blog, je défends le principe d’une science historique comme “science de combat”, mais il est nécessaire de s’entendre sur ce que cette expression recouvre. En effet, on pourrait penser, un peu comme Sophie Wahnich, que l’histoire, par l’intermédiaire d’exemples historiques, pourrait et devrait être un instrument pour faire de la politique et y défendre des idées ou des institutions – louables par ailleurs – telles que la démocratie, la république ou encore la liberté. Mais, cela serait enfermé la science historique dans un carcan étriqué de fabricant de munitions intellectuelles pour les combats culturels et idéologiques d’une quelconque faction.

Je m’inscris en faux face à cette idée. A mon sens, la notion de “combat” prend sa pleine mesure par l’ancrage de pleins pieds des historiens dans leur société, qu’ils doivent porter leurs travaux à la connaissance du “grand public” pour mieux aider cette dernière à comprendre les problématiques qui se trouvent face à elle. Idem, l’habitude d’un profond recul critique, enseigné par la science historique, mais aussi par toutes les autres sciences sociales, est une des richesses de l’histoire, richesse qui alimentera la salubrité du débat public. Ce n’est pas le gage de choix les plus intelligents ou les plus adéquats dans une situation donnée, mais cela pourra élever la qualité globale des disputes [9]. En somme, comme l’explique François Hartog [10]

Mais dès 1946, par un éditorial au titre très parlant, “Face au vent”, Lucien Febvre invitait tous les lecteurs des Annales à “faire de l’histoire”, en sachant qu’on était désormais entré dans un monde “en état d’instabilité définitive”, où les ruines étaient immenses […]. […] L’urgence, sous peine de ne plus rien comprendre au monde mondialisé de demain, d’aujourd’hui déjà, était de regarder, non en arrière, vers ce qui venait d’avoir lieu, mais devant soi, en avant. […] Expliquer “le monde au monde”, répondre aux questions que se pose l’homme d’aujourd’hui, telle est donc la tâche de l’historien qui fait face au vent. Du passé il ne s’agit de faire table rase, mais de “bien comprendre en quoi il diffère du présent”.

Certes, certains pourront en conclure, dans une certaine mesure à raison, qu’une telle réflexion est déjà une pensée politique, ou tout du moins “citoyenne”, puisqu’elle implique un certain positionnement de l’intellectuel “dans la cité” et donc un rapport vis-à-vis de la société en général, ce dernier n’étant pas neutre.

 

Une vision très franco-française de l’histoire dans la société :

 

Enfin, le dernier point que je voudrais mettre en avant concerne le ton général du propos de Sophie Wahnich. Je suis conscient que le contexte d’intervention, un débat citoyen autour de l’état des libertés fondamentales en France, n’était pas propice à une explication de portée générale et théorique. Néanmoins, je ne peux m’ôter de l’esprit que la dernière phrase du propos de S. Wahnich a, malgré tout, une propension à une portée universelle. En somme, pour elle, si une société n’enseigne plus ou ne prend plus à bras le corps son histoire, elle se dépolitise progressivement. Il est intéressant de noter que l’on retrouve ici une dialectique déjà ancienne, déjà notée par Antoine Prost [11], celle qu’une société qui ne transmet pas son histoire est une société présentant des signes mortifères.

Or là est l’essentiel : l’histoire tient, dans ce pays, un rôle à part, qui est un rôle décisif. Pour l’illustrer je partirai d’un propos, dont tout l’intérêt est de paraître évident. Propos de bon sens, qui s’impose de lui-même et que nul n’a envie de discuter. Propos autorisé, de surcroît, puisqu’il émane de la plus haute autorité de l’Etat. A l’occasion d’un Conseil des ministres qui avait évoqué le problème de l’enseignement de l’histoire, en 1982, le président Mitterrand a déclaré sans susciter d’autre réaction que des approbations : « Un peuple qui n’enseigne pas son histoire est un peuple qui perd son identité. »

L’intéressant, dans cette affirmation, n’est pas d’abord qu’elle soit fausse, bien qu’elle le soit, comme un simple coup d’oeil jeté hors de l’Hexagone suffira pour s’en convaincre : de nombreux pays, à commencer par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, affirment un très vigoureux sentiment d’identité nationale alors que l’enseignement de l’histoire y tient une place marginale, voire inexistante.

Pour prendre un exemple qui m’est cher, la société taïwanaise ne brille pas actuellement par un enseignement de l’histoire centré sur son passé propre, ce qui provoque des remous importants en son sein. Or, le récent mouvement des tournesols et l’intensité du débat autour des élections présidentielles et législatives de janvier 2016, ont montré que cette société se politise, notamment au sein de sa jeunesse. Idem pour les Etats-Unis qui n’ont pas une aussi haute idée de l’enseignement de l’histoire et de sa place dans la société que la nôtre, mais dont on ne saurait affirmer que c’est une société dépolitisée.

Nous faisons donc face, une fois de plus, à une vision très franco-française des choses, occultant complètement la diversité des réponses des différentes sociétés du monde face à un même problème, ou parfois non-problème pour certaines. On rendra grâce à Sophie Wahnich à propos de la concision du format et du contexte peu favorable au comparatisme. Il n’en demeure pas moins que cela semble dénoter d’une certaine appréciation des événements.

 

Conclusion :

 

A travers ces différents excursus, j’ai pu mettre en évidence la relative ambiguïté de la pensée de Sophie Wahnich sur l’histoire de manière générale et sa place dans la société française actuelle. De fait, son propos se situe toujours dans un mi-chemin entre une pensée franco-française sur la politique et des points de vue épistémologiques théoriques, et donc généraux. Et, malheureusement, dans les deux cas des malentendus existent, notamment autour de l’idée d’une histoire qui ne serait qu’une servante de la politique.

Certes, le format de l’intervention est spécifique, mais il n’en demeure pas moins que, si j’étais taquin, je pourrais affirmer que, par son intervention du 7 février, Sophie Wahnich a tenté un mariage historico-politique entre la carpe et le lapin. Plus sérieusement, finalement, j’en viens à l’idée que l’oratrice ne semble pas pouvoir se départir d’une certaine habitude très française [12], celle que Philippe Burrin résume par l’idée que

la culture politique française [est] une culture historiquement conflictuelle, c’est-à-dire [qu’elle pense] historiquement ses conflits et conflictuellement son histoire


[1] Ces dernières ayant déjà été quelque peu affirmées dans un article précédent.

[2] Tweet du 7 février 2016 de @r_macherel (Dernière consultation le 16 février 2016)

[3] Six heures pour nos libertés à Grenoble. Régime d’exception et citoyenneté”, Mediapart (mise en ligne le 7 février 2016) (Dernière consultation le 16 février 2016)

[4] J’en profite pour remercier @nicolatavernier de m’avoir donné le lien de la vidéo. Idem pour William Blanc, arrivé deuxième à cette “course”.

[5] Febvre L., “L’Histoire dans le monde en ruines”, conférence inaugurale lors de l’entrée en chaire à l’université de Strasbourg, 4 décembre 1919. Repris sous le même titre dans Revue de synthèse historique, 30 (1920), p. 1-15. (Dernière consultation le 16 février 2016).

[6] Citation de Patrick Boucheron dans Aeschimann E., “Histoire : le Collège de France vire à gauche”Bibliobs, 19 décembre 2015. (Dernière consultation le 16 février 2016).

[7] Renan E., ““Qu’est-ce qu’une nation ?””, conférence prononcée à la Sorbonne le 11 mars 1882. Edition numérique sur le site des “Classiques en sciences sociales” de l’Université du Québec. (Dernière consultation le 16 février 2016).

[8] J’exprime ici notre reconnaissance à un collaborateur qui se reconnaîtra, pour l’ensemble de ses conseils, notamment cette citation, ayant permis l’élaboration de cet article.

[9Au sens médiéval du terme de disputatio. (Dernière consultation le 16 février 2016).

[10Régimes d’historicité. Présentismes et expériences du temps, Paris, 2012 (3ème éd. augmentée), p. 22-23

[11Douze leçons sur l’histoire, Paris, 1996, p. 16.

[12] Citation dans Lebourg N., “La Révolution française vue de droite”Fragments sur les Temps Présents, 7 octobre 2009. (Dernière consultation le 16 février 2016)

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