[Polémiques] De l’art de savoir débattre

N'oubliez pas de partager, ça aide le blog à avancer !

C’est comme cela que ça ne doit PAS se passer…

Accepter le débat, savoir débattre et ne pas prendre son contradicteur de haut, est un exercice difficile et exigeant. Très sincèrement, je dois avouer que, parfois, devant l’énervement ou la fatigue, je n’y arrive pas. Il m’est déjà arrivé de ne pas savoir avancer les bons arguments au bon moment, de ne pas être assez éloquent pour bien les défendre ou de céder à la facilité et jouir de ma position “d’historien” – du moins dans l’esprit de “profanes” – pour appuyer une argumentation, dans un moment où il m’était nécessaire d’avoir le dessus pour des raisons non-historiques. Probablement parce que je suis peut-être encore “un peu vert” historiquement. En ce sens, ce blog est aussi pour moi un moyen pour affûter mes capacités et donc ne plus avoir recours à l’immondice intellectuelle qu’est l’argument d’autorité.

En outre, savoir débattre c’est aussi savoir respecter les arguments des autres et ne pas jeter a priori l’opprobre sur les arguments de l’adversaire parce qu’ils proviennent de ce dernier. C’est ce que j’ai essayé de faire dans un billet précédent à propos d’Eric Zemmour et de l’éventualité que ses propos sur les “invasions barbares” puissent être admissibles. Enfin, il me semble également nécessaire de savoir avoir de la considération, au moins à minima, pour ses contradicteurs et ne pas nécessairement les voir comme les tenants comme les défenseurs obtus d’un ordre quelconque ou des ennemis en puissance, notamment lorsque la discussion se veut argumentée et constructive.

 

Déclarations péremptoires et mépris pour les arguments adverses : le débat selon Franck Ferrand :

 

Des qualités dont, semble-t-il, ne sait pas réellement faire preuve Franck Ferrand. En effet, dans sa chronique régulière pour le site internet du journal Le Figaro, le présentateur de L’ombre d’un doute et d’Au coeur de l’histoire s’est fendu d’un petit texte [1], dans lequel il reprend le bâton de pèlerin pour prêcher sur un de ses sujets favoris, la localisation du site de la bataille d’Alésia à Chaux-des-Crotenay et non à Alise-Sainte-Reine, thème qui a déjà fait l’objet d’une prose de sa part dans L’histoire interdite. Révélations sur l’histoire de France [2]. A noter que le dit texte du Figaro a été repris sur son site personnel [3]. Dans ces lignes il résume à grands traits les arguments des camarades de Danielle Porte, notamment une affiliation très proche vis-à-vis du texte de Jules César dans La guerre des Gaules et une critique serrée des fouilles archéologiques menées jusqu’à présent sur le site d’Alise-Sainte-Reine.

Suite à cela, environ huit jours plus tard, le 27 mai 2014, trois chercheurs et enseignants universitaires, Jean-Louis Brunaux, Yann Le Bohec et Jean-Louis Voisin, ont pu obtenir un droit de réponse pour expliquer pourquoi, selon eux, “le site d’Alésia n’est pas une “supercherie” ” [4]. Ces derniers s’appuient sur les découvertes archéologiques, les études numismatiques, la linguistique et l’unanimisme académique autour d’une publication pour convaincre du bien fondé d’Alise-Sainte-Reine. Cette polémique aurait pu s’arrêter là. In fine nous aurions été dans une querelle – plutôt classique dans le fond, mais plutôt violente dans la forme – entre historiens et archéologues, entre praticiens des textes et scrutateurs de la “culture matérielle”. Toutefois, c’était sans compter sur une nouvelle réponse [5], de Franck Ferrand celle-ci, dans laquelle il fustige une hypothétique “mauvaise foi des mandarins” comme si les chercheurs étaient des des militants sectaires du fait de l’utilisation supposée de l’argument d’autorité autour du Barrington Atlas of the Greek and Roman WorldToutefois, là où cela devient savoureux, c’est lorsque Franck Ferrand utilise ce même argument d’autorité à travers le pedigree de Danielle Porte. En somme si “l’une des meilleures latinistes de la Sorbonne” le dit, c’est que cela doit être vrai…

Chacun se fera son idée sur le fond du débat. Ne possédant pas une compréhension acceptable de tous les tenants et les aboutissants, je ne saurais personnellement me prononcer en pleine connaissance de causes sur ce sujet [6].

Toutefois, à la lecture de la prose ferrandienne, notamment le dernier article, je suis assailli d’un sentiment désagréable. Je ressens chez Franck Ferrand une certaine morgue anti-universitaire, pour ne pas dire anti-intellectualiste. Pour lui, c’est comme si l’institution universitaire avait nécessairement tort car elle serait coupée de la réalité de la recherche et vivait dans un terreau rance fait de formol intellectualiste et de conformisme académique. Qui plus est les universitaires seraient les conscients vecteurs d’une “histoire officielle”, obligatoirement fausse car elle feraient fi du “bon sens historique” désintéressé de Franck Ferrand et consorts. De ses petits bras musclés, l’animateur-historien entend donc lutter contre un hypothétique “Opus Dei historique” refusant obstinément “d’admettre la vérité” pour des raisons cabalistiques. Sur la thématique de l’anti-intellectualisme dénonçant des élites coupées du peuple, les esprits taquins pourraient faire le rapprochement avec les accusations de mépris pour les intellectuels de la part de Nicolas Sarkozy lors de la campagne présidentielle de 2007 [7]. Ce serait donc le sempiternel match de la droite contre la gauche. Mais à partir de là, cela n’appartiendrait plus au territoire de l’historien. Je saurais donc raison garder et ne pas m’y aventurer.

 

Affirmer avec morgue pour se draper dans un voile sulfureux et mieux faire passer ses idées :

 

Par ailleurs, tout cela ne pourrait demeurer que querelles de chercheurs, d’historiens ou d’érudits entre Franck Ferrand et les tenants de Chaux-des-Crotenay contre ceux d’Alise-Sainte-Reine. Toutefois, l’animateur fait du moment d’Alésia le point de départ du monde actuel, “un des épisodes fondateurs de l’histoire occidentale”, suivant en cela une longue tradition intellectuelle pour laquelle Alésia – et plus largement la guerre des Gaules et la romanisation – est le point de césure à partir duquel les Gaulois “entrent dans la civilisation” [8]. Alésia ferait donc partie d’une histoire identitaire dans lequel “l’homme civilisé” viendrait mettre à bas le “barbare” grâce à son avance technique et intellectuelle. De l’histoire et de l’archéologie biaisée donc.

Malheureusement, ce cas n’est pas réellement sans précédent dans les écrits de Franck Ferrand. Même si je n’ai pas lu, ni même parcouru, sa pléthorique littérature, j’ai déjà repéré, il y a quelques mois, mais encore plus récemment, des petites assertions qui s’expriment longuement sur la pensée personnelle de l’auteur.

Avant d’en venir à ces éléments, je voudrais éclaircir un point. Certains lecteurs critiques – et je les remercie de garder leur esprit critique – pourraient interpréter les lignes qui vont suivre comme une certaine forme d’acharnement, une sorte de “Ferrand bashing”. A cela deux réponses. 1/ Sur les nombreux billets postés sur ce blog ceux traitant, de près ou de loin, de Franck Ferrand ne forment assurément pas une majorité ni même la moitié de la moitié de l’ensemble. J’ai déjà vu des feux plus nourris contre quelqu’un… 2/ La thématique de la vigilance vis-à-vis des usages publics de l’histoire impose – par essence même – une démarche réactive et non proactive. Je ne me bats que parce qu’il y a un adversaire en face de moi. Comme dirait Corneille – autre sujet fétiche de l’animateur – , le combat pourrait cesser faute de combattants si Franck Ferrand ne discutait plus d’histoire d’une manière aussi biaisée et décidait de convenir du respect de la méthode historique en vigueur. De même, s’il laissait tomber son parti pris identitaire dans la lecture de l’histoire de France.

En ce qui concerne des exemples récents d’un rapport utilitaire de Franck Ferrand à l’histoire, je ne retiendrais que deux passages de ses différents articles pour Le Figaro. Dans celui nommé “Eglises en danger, des racines chrétiennes à protéger” [9], il s’insurge :

Cela posé, il me paraît aussi vain de nier les fameuses «racines chrétiennes» de notre pays – réaffirmées naguère par le président Sarkozy à Saint-Jean-de-Latran – que d’en démentir l’héroïque émancipation. Ces dernières décennies, il est vrai, les coups de boutoir d’une autre religion, l’islam, contre la laïcité, ont pu passer, aux yeux de certains chrétiens, pour la revanche du spirituel sur l’esprit radical de 1905 – ces adversaires rentrés de la laïcité n’hésitant pas, à l’occasion, à souffler de loin sur les braises…

Le legs le plus visible de cette France chrétienne, c’est son «blanc manteau d’églises», autrefois célébré par le chroniqueur bourguignon Raoul Glaber.

[…] Alors que l’on compte par douzaines ceux de ces monuments qui, actuellement, menacent ruine, se pose la question d’un éventuel financement public de nouveaux lieux de culte, musulmans ceux-là. Je n’ai nulle intention de prendre part, dans ces colonnes, à une telle polémique ; mais qu’il soit permis à l’amoureux d’histoire de rappeler cette vérité toute simple, que les édifices chrétiens de France ne sont pas seulement – et d’ailleurs pas tous – des lieux de culte ; pour un œil neutre comme celui de l’Etat, ils sont aussi et surtout le témoignage d’un passé, d’une histoire, bref – pour peu qu’on ose encore prononcer ce mot : d’une identité.

Quelques semaines plus tard, le 2 mai 2014, dans “Comment l’Ennéagramme explique la rivalité Hollande-Valls” [10], Franck Ferrand se sert de la théorie de l’Ennéagramme, née dans les premières années du XXème siècle, et de l’histoire des présidents de la Vème République pour expliquer, mutatis mutandis, que François Hollande est relativement illégitime dans sa fonction. En tout cas que son élection n’est pas “normal” eu égard à la “tradition”.

La Base 8 est celle des chefs, des responsables – des tyrans aussi, politiques ou domestiques… Enfin, se retrouvent dans la Base 9 les diplomates, les conciliateurs et les tenants du consensus et de la synthèse. A ces mots, vous me voyez venir…

Habituellement, le rôle de chef de l’Etat échoit à des personnes de Base 8 – et je pense que, sous des formes variées, les six premiers présidents de la Ve République relevaient de ce cas de figure. Chose inouïe : en 2012, les Français ont donc élu à la magistrature suprême un personnage de Base 9 ! «Erreur de casting», comme on dit aujourd’hui…

 

Conclusion :

 

Pour conclure, outre une appétence déjà bien connue pour une vision plutôt identitaire de l’histoire [11] (vers 8’00”) ainsi qu’un goût du sensationnalisme – selon l’adage bien connu du “tout ce qui n’est pas admis par l’establishment ne peut être que la vérité” – , il nous semble qu’il faille rajouter une corde à l’arc de Franck Ferrand : l’arrogance. Ce trait de personnalité l’empêche de jouir de quelques-uns des atouts majeurs de l’historien : la capacité de doute perpétuel, de remise en cause de sa façon de réfléchir à une problématique grâce à la fertilisation de la pensée d’autrui et la curiosité.


[1] Ferrand F., “Site d’Alésia : admettons la vérité !”Le Figaro (19 mai 2014) (Dernière consultation le 6 juin 2014)

[2] Pour une présentation de ce livre si “sulfureux”, cf. “5 thèses pour réveiller le débat” sur le site Herodote.net. (Dernière consultation le 6 juin 2014)

[3] Ferrand F., “Tant pis pour le Muséoparc !”Site personnel de Franck Ferrand (Dernière consultation le 6 juin 2014)

[4] Brunaux J.L., Le Bohec Y. et Voisin J.L., “Non Franck Ferrand, le site d’Alésia n’est pas une «supercherie»”Le Figaro (27 mai 2014) (Dernière consultation le 6 juin 2014)

[5] Ferrand F., “Site d’Alésia : la mauvaise foi des mandarins”Le Figaro (30 mai 2014) (Dernière consultation le 6 juin 2014)

[6] Pour une présentation complète, mais oubliant (sciemment ?) la nécessaire et légitime interrogation du degré de crédibilité des écrits de César, des arguments des détracteurs du site d’Alise-Sainte-Reine, cf le documentaire “César exagère”

[7] CVUH et Aprile S., “L’histoire par Nicolas Sarkozy : le rêve passéiste d’un futur national-libéral”Blog du Comité de Vigilance sur les Usages publics de l’Histoire (30 avril 2007) (Dernière consultation le 6 juin 2014)

[8] On trouvera des éléments plus approfondis sur cette question d’Alésia, et plus généralement des “Gaulois”, comme symbole identitaire dans le documentaire “Les Gaulois au-delà du mythe”.

[9] Ferrand F., “Eglises en danger, des racines chrétiennes à protéger”Le Figaro (13 avril 2014) (Dernière consultation le 6 juin 2014)

[10] Ferrand F., “Comment l’Ennéagramme explique la rivalité Hollande-Valls”Le Figaro (2 mai 2014) (Dernière consultation le 6 juin 2014)

[11] Extrait de Médias, le magazine du 19 mai 2013 durant lequel Franck Ferrand déploie sa rhétorique pour une transmission de l’histoire comme ferment de l’identité (vers 8’00”). (Dernière consultation le 6 juin 2014)


[EDIT du 6/02/2015] : Si cela était encore nécessaire, un nouvel exemple de l’utilisation de personnages historiques à des fins de critiques actuelles. Dans une interview pour le Journal du Dimanche en date du 5 janvier 2015, l’animateur affirme très sereinement :

(Question) – La vie privée de Louis XV a terni son image. Peut-on se risquer à un tel parallèle avec François Hollande ?
(Réponse) – Non, vous me permettrez de ne pas comparer un grand roi de France et un petit président de la République.

Chacun pensera ce qu’il veut du président Hollande, mais la différence de traitement moral atteste de la préférence de l’un et la détestation de l’autre. Si le citoyen Ferrand peut bien penser ce qu’il veut politiquement, émettre des jugements moraux sur des personnages historiques n’a jamais été une idée très pertinente lorsque l’on veut se présenter sur le terrain de la neutralité.

N'oubliez pas de partager, ça aide le blog à avancer !