[Epistémologie] “Entrer”, “sortir” de l’histoire ? ou l’histoire a-t-elle un début et une fin ? Retour sur des concepts inopérants

N'oubliez pas de partager, ça aide le blog à avancer !
Francis Fukuyama, auteurs de "La fin de l'histoire et le dernier homme" et de "Le début de l'histoire. Des origines de la politique à nos jours", en 2005.

Francis Fukuyama, auteur de “La fin de l’histoire et le dernier homme” et de “Le début de l’histoire. Des origines de la politique à nos jours”, en 2005.

L’épistémologie des sciences humaines peut se définir [1] comme le “retour réflexif et épistémologique des sciences humaines sur elles-mêmes, quant à leur nature et à leurs conditions de possibilité, quant à leurs obstacles et à leurs méthodes, enfin quant aux relations qu’elles entretiennent les unes avec les autres.”. Pour la discipline historique l’interrogation peut porter sur des idées telles que, par exemple, le temps, le genre biographique ou l’écriture de l’histoire, mais aussi sur les liens, parfois conflictuels, que Clio entretient avec la philosophie, l’économie ou l’anthropologie.

Malgré les différences entre les différentes épistémologies des diverses sciences humaines, il demeure qu’il s’agit là d’un champ d’étude absolument fondamental. Il possède lui-même une historicité et donc une historiographie. Outre les cas précédemment cités, l’une des interrogations majeure de l’épistémologie de l’histoire est de savoir si l’histoire a un “début” et une “fin”. Cette question, ainsi que celle de la possibilité d’une “entrée” ou d’une “sortie” de l’histoire, va occuper ces prochaines lignes.

 

Brève historiographie et débat autour des questions de “début” et “fin” de l’histoire :

 

Le débat autour du “début” ou de la “fin” de l’histoire n’est pas vraiment nouveau [2]. Traditionnellement, la vulgate classificatoire tend à considérer – de façon complètement arbitraire – qu’il y aurait d’un côté “l’histoire” et de l’autre la “préhistoire”, la ligne de césure étant l’apparition de l’écriture en Mésopotamie vers 3500 ans avant l’ère chrétienne. L’histoire trouverait donc son point de départ à ce moment là.

En outre, d’un point de vue philosophique, à la fin du XVIIIème/début du XIXème siècle, Hegel prêchait déjà pour l’idée d’une fin de l’histoire. L’un des représentants important de ce schéma finaliste est sans nul doute Marx, notamment autour de son idée téléologique que l’histoire finirait avec la victoire du communisme sur le capitalisme et la dictature du prolétariat. Vers le milieu du XXème siècle, Ricoeur s’exprimait [3], lui aussi, sur le sujet par un petit paragraphe. Dans un développement autour de la violence de l’Etat et l’objection de conscience, il explique que :

Cette situation-limite, où l’éthique se décompose en deux éthiques de détresse, n’est pas sans doute une situation constante, ni même durable, ni même fréquente ; mais elle éclaire, comme toutes les choses extrêmes, les situations moyennes, normales. Elle atteste que, jusqu’au dernier jour, l’amour et la coercition chemineront côte à côte comme les deux pédagogies, tantôt convergentes, tantôt divergentes, du genre humain.

La fin de cette dualité serait la “réconciliation” totale de l’homme avec l’homme ; mais ce serait aussi la fin de l’Etat ; parce que ce serait la fin de l’histoire.

Plus récemment, l’un des derniers tenants de cette théorie est le politologue américain Francis Fuyukama. Pour ce dernier, notamment dans son article fondateur “La fin de l’histoire ?” [4] – prolongé par la suite par un livre de 1992, La fin de l’histoire et le dernier homme – , la fin de l’histoire se caractériserait surtout par une cessation dans la recherche de nouveaux modèles politiques, sociaux ou économiques [5]. Ces positions ont été, dès le départ, très discutées et largement critiquées [6] pour de multiples raisons. Enfin, il y a quelques mois, à la fin de l’année 2012, le même savant s’est fendu d’un nouvel ouvrage, Le début de l’histoire. Des origines de la politique à nos jours. Celui-ci a, semble-t-il, fait moins de bruit que le précédent [7].

Dans ce livre, Francis Fukuyama tendrait à associer, à en croire l’implicite du sous-titre, le résumé éditorial et cette autre interview, l’entrée dans un processus historique coincide avec l’émergence d’une organisation politique structurée, les premières étant, pour Fukuyama, les organisations tribales ou celles des groupes de primates. A cela on peut faire plusieurs remarques d’ordres théoriques.

A la lecture de ces précédentes lignes, on pourra remarquer que la question du “début” ou de la “fin” de l’histoire a, à ma connaissance, essentiellement intéressé des spécialistes de la res publica ou des philosophes. Cela a probablement à voir avec, je crois, le fait que pour les historiens cette interrogation est un non-sens. En somme, il n’existe pas de “début” ou de “fin” de l’histoire que l’on puisse marquer de manière précise, mais plutôt l’histoire est comme un tout “toujours déjà là”. Si je suis globalement en accord avec cette conception, je voudrais malgré tout apporter une légère précision.

De fait, personnellement, je tends à considérer l’acception suivante, même s’il s’agit sûrement là d’une vision quelque peu “lyrique” et peu engagée des faits. Outre le fait qu’elle ne “sert à rien”, l’histoire commence avec l’apparition de “la vie”, ou tout du moins de l’Homme, sur Terre. La définition des dates de ces événements est ici l’affaire de nos camarades des “sciences dures” et autres archéologues travaillant sur ces périodes reculées, les fameux “préhistoriens”.

Et encore une telle vision est quelque peu biaisée puisqu’elle est largement anthropocentrée. La vision la plus large qui puisse exister embrasserait comme faits historiques tous les développements, humains, animaux, géologiques, depuis l’émergence non seulement de la planète Terre en tant qu’espace constitué, mais aussi de l’univers tout entier et ce depuis le célèbre “Big Bang”. L’histoire s’étendrait donc sur environ 13, 8 milliards d’années. Pour ces temps immémoriaux, l’étude historique n’est plus réellement le fait d’historiens de formation, mais, du fait de la complexité des données physiques ou mathématiques à traiter, celui de cosmologues et autres astrophysiciens. Ce n’est pas un regret, plutôt un constat.

 

“Entrée” ou “sortie” de l’histoire : la version abâtardie d’un questionnement épistémologique :

 

Parfois, l’interrogation hautement épistémologique et scientifique sur le “début” ou la “fin” de l’histoire peut se voir utilisée pour des fins plutôt basses et viles. D’une certaine manière on peut en retrouver des échos autour des affirmations de certains auteurs ou orateurs. Pour ces derniers il serait possible “d’entrer” ou de “sortir” de l’histoire. Cette thématique de “l’entrée” ou la “sortie” de l’histoire rejoint le débat plus large autour d’un début ou d’une fin de l’histoire, en ce sens que l’on y retrouve à chaque fois une certaine volonté d’exclusion. Il y aurait du “dedans” et du “dehors”, de l’histoire et de la non-histoire. In fine, ce serait comme si l’histoire n’était pas à mettre en rapport avec les balbutiements ou l’extinction de l’écosystème universel, mais plutôt uniquement avec les actions des sociétés humaines, les grandeurs et les déclins des civilisations. Et parfois même seulement certaines civilisations.

Le plus célèbre exemple, tout du moins dans la francophonie, de cette prédilection est sans nul doute le discours de Nicolas Sarkozy à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, le 26 juillet 2007 [8] . Dans celui-ci, l’ancien président de la République affirme :

Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles.

Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès.

Dans cet univers où la nature commande tout, l’homme échappe à l’angoisse de l’histoire qui tenaille l’homme moderne mais l’homme reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout semble être écrit d’avance.

Jamais l’homme ne s’élance vers l’avenir. Jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin.

Plus récemment, on notera le retour en force de cette idée de “sortie” de l’histoire sous la plume de deux auteurs différents. Le premier n’est autre que l’ancien ministre de l’Intérieur et président d’honneur du MRC, Jean-Pierre Chevènement. Ce dernier, déjà épinglé sur ce blog pour une autre saillie historique, s’interroge, de manière plutôt rhétorique si on considère l’articulation du plan visible dans le sommaire, dans son dernier ouvrage [9] sur une possible sortie de l’histoire de la part de la France et l’Europe et les moyens de sa réintégration dans l’histoire. De même, il y a quelques jours, l’historien et économiste Jacques Sapir affirme dans un billet [10] de son carnet de recherches que :

La France est en train de sortir de l’Histoire non pas parce qu’elle manquerait de moyens, mais parce que ces hommes (et femmes) politiques n’ont plus de volonté. Ils sont incapables de penser un projet, et se retrouvent de ce fait à la remorque de qui en a un. Et là, il faut relire la prose de notre Président, M. François Hollande.

« La fin de l’euro, c’est une austérité implacable. La fin de l’euro, c’est la disparition de la solidarité financière, c’est une monnaie livrée à la merci des spéculateurs. Croit-on que la force se construit dans l’isolement ? C’est plus qu’une illusion, c’est un piège. Celui du déclin national. D’autres veulent tout simplement déconstruire l’Europe. Rompre tout ou partie des engagements, déchirer les traités, rétablir les droits de douane et les guérites de la police des frontières. Se couper non pas de l’Europe, mais du monde. Ceux-là, qui se prétendent patriotes, ne croient plus en la France. Sortir de l’Europe, c’est sortir de l’Histoire ».

Pour autant que l’on sache, la Corée du Sud, le Brésil, ou la Grande-Bretagne n’ont pas adopté l’Euro ; ils ont des droits de douanes et une police des frontières. Pour autant, qui pourrait se permettre de dire que ces pays sont sortis de l’Histoire ? En fait, François Hollande décrit à l’inverse ce qui est en train de se passer. Ce ne sont pas les adversaires de l’Euro et les eurosceptiques (ou euroréalistes) qui sont en train de faire sortir la France de l’Histoire, mais bien les europhiles et les eurobéats.

Dans chaque cas, la thématique de “l’entrée” ou la “sortie” de l’histoire ne se comprend que dans l’économie d’un discours qui, en fait, en dit beaucoup plus sur la pensée de l’auteur vis-à-vis de situations actuelles que sur les faits historiques. En ce sens, autant les propos de Jacques Sapir, François Hollande ou Jean-Pierre Chevènement sont des non-sens historiques.

Par ailleurs, dans chacun des derniers écrits cités, on peut ressentir une certaine propension à entrevoir l’histoire uniquement “par le haut”. De fait, c’est comme si “faire l’histoire” c’était être du côté des puissants et des possesseurs. De ceux qui décident de l’avenir du monde ou de celui des autres. Certes, les pouvoirs – politiques, religieux etc… – sont les plus amènes à avoir un impact conjoncturel, sur l’instant, vis-à-vis du vécu quotidien des populations, mais les théories gramsciennes de l’hégémonie culturelle ainsi que le concept “d’agency” (accommodement) démontrent qu’un pouvoir ne peut se maintenir qu’en sachant s’attacher certains groupes sociaux et que les populations, même les couches sociales les plus basses, ont une capacité d’adaptation, plus ou moins grande, par rapport aux événements. Par conséquent, elles sont aussi, d’une certaine manière, actrices de l’histoire. Ce ne sont pas des cohortes immobiles attendant un “sauveur suprême” (ni dieu, ni césar, ni tribun). Elles aussi font l’histoire, par petites touches.

C’est pourquoi, si l’éventualité que la France ou l’Europe – Union européenne ou non – ne soient plus des acteurs à part entière de la “marche du monde” est affaire d’opinion civique personnelle, l’affirmation que cela constituerait une hypothétique “sortie de l’histoire” est quelque chose qui n’a pas réellement de sens historiquement parlant. Le seul moyen pour un peuple de “sortir de l’histoire” est qu’il n’ait plus aucun représentant vivant. Et encore, il serait possible de gloser autour de l’éventualité d’une possible “survie” dans l’histoire à travers la mémoire et les productions de toute nature laissées, plus ou moins consciemment, à la postérité. Cette “survie” est d’autant plus forte si les peuplements postérieurs ont conscience du legs précédent. L’ “entrée” ou la “sortie de l’histoire ne sont donc que de vagues arguments sortis d’esprits intelligents, mais dont la visée n’est que de faire avancer ses propres pions sur l’échiquier politique ou intellectuel du temps, pour servir des desseins contemporains. Ce n’est pas du tout un concept historiquement et épistémologiquement opératoire.

 

Conclusion :

 

Pour conclure, si la question d’un début de l’histoire ne peut se compter qu’en milliards d’années, celle d’une fin de l’histoire est, en fait, plutôt insoluble. Il y a de fortes chances pour que l’histoire continue bien longtemps une hypothétique disparition de l’espèce humaine. Il n’y aura plus d’être humain pour l’écrire, mais, après tout, l’humain n’écrit l’histoire que depuis une poussière de temps sur l’échelle chronologique de l’existence de l’univers…


[1] Offenstadt N. (dir.), Les mots de l’historien, p. 41
[2] Pour une rapide présentation des différentes théories, cf. Fukuyama F., “La fin de l’histoire ?”, Commentaire 47 (1989), p. 458-9. Numéro également disponible sur le portail Cairn.info. (Dernières consultations le 24 mai 2014)
[3] Histoire et Vérité, p. 292-3
[4] Cf. note 2
[5] Cf. Campagna N., “Fukuyama F., La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme, Forum 137 (1992), p. 53-4. (Dernière consultation le 24 mai 2014)
[6] On peut trouver un résumé des différentes critiques sur la page Wikipedia (en anglais) consacrée au livre. (Dernière consultation le 24 mai 2014)
[7] Pour ceux qui seraient intéressés par sa pensée, l’émission Les carnets de l’économie sur France Culture a consacré une semaine spéciale à l’auteur américain il y a environ un an. De même, on peut trouver quelques interviews de l’auteur sur Youtube (mise en ligne le 19 octobre 2012) (Dernière consultation le 24 mai 2014).

[8] L’intégralité du texte du discours de Nicolas Sarkozy est disponible sur le site du journal Le Monde (Dernière consultation le 24 mai 2014)
[9] Chevènement J.P., 1914-2014 : l’Europe sortie de l’histoire ?, Paris, 2014
[10] Sapir J., “La France, l’Europe et l’Histoire”russeurope.hypotheses.org (17 mai 2014) (Dernière consultation le 24 mai 2014)

N'oubliez pas de partager, ça aide le blog à avancer !