[France] Se nourrir du vide : Eric Zemmour et les “Grandes Invasions”

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Aureus d'or (263-264) de Postumus, empereur des Gaules entre 260 et 269

Aureus d’or (263-264) de Postumus, empereur des Gaules entre 260 et 269. Droit : Tête de Postumus laurée à droite. Autour POSTVMVS PIVSAVG. Grènetis périphérique. Revers : Postumus assis sur une siège à gauche, la main droite tendue. Personnage à genoux devant lui. Autour INDVLG PIA POSTVMI AVG

J’ai longtemps hésité intérieurement sur la pertinence ou non d’introduire l’étude de cas qui va suivre. Il était, au départ, prévu de l’insérer dans un article à venir prenant une perspective plus large sur le camouflage d’une pensée creuse sous les atours de la sapience scientifique. Toutefois, plusieurs raisons m’amène à le détacher. Certes, l’exemple que je vais développer était d’une certaine manière corollaire au sujet de cet autre billet, mais tout cela ne cadrait pas totalement bien. C’était un peu faire le mariage d’une carpe et d’un lapin. Par conséquent, il va être détaché et constituer un tout homogène en soi.

De même, l’idée sous-jacente de cet article n’est pas d’explorer de nouvelles thématiques et découvrir de nouvelles perspectives, mais d’effectuer, une nouvelle fois, le travail de recension des utilisations de l’histoire par des personnalités publiques. Outre le fait qu’il s’agit d’un des objectifs de ce blog.

 

Trancher un débat sur les “Français de souche” grâce aux “Invasions barbares” :

 

Le personnage que je voudrais citer est Eric Zemmour. Au passage, je remercie Thibault Le Hégarat pour m’avoir signalé cela. De fait, dans l’émission “Ça se dispute” du 18 avril 2014, sur Itélé, le polémiste s’est fendu d’une petite saillie historique. Ce n’est pas la première fois qu’il y a recours. C’est même plutôt fréquent en fait. A en croire les auteurs du livre Les historiens de garde [1] :

Pour appuyer ses propos, Eric Zemmour fait souvent appel à l’histoire se référant à une historiographie du XIXème siècle, n’hésitant pas non plus […] à tordre les faits, à enchaîner les anachronismes et les erreurs évidentes, ou à ne choisir que ce qui étaye ses thèses […].

Débattant, comme le veux l’émission, avec le journaliste Nicolas Domenach autour du thème de l’identité française et de la définition d’un “Français de souche”, d’un air désabusé, il lance une nouvelle “phrase choc” au visage de son adversaire, ce dernier l’interpellant sur une précédente intervention historique. De fait, alors que le débat portait sur l’immigration dans l’histoire de la France [2] avec des références au Moyen-Age, notamment les Vikings, Nicolas Domenach répond en argumentant autour des “tribus de Wisigoths, d’Ostrogoths qui sont passés” en France. Ce à quoi le polémiste rétorque que ces migrations – plus ou moins assimilées à des invasions – n’étaient que

“quelques centaines [de] personnes, pauvre ami !”

Un peu plus loin, il explique que ces populations

“ratiboisaient, mais […] repartaient”

Ne disposant pas de l’intégralité des sources sur le sujet – à savoir ici l’ensemble des échanges – par vidéo ou transcription – entre les deux débatteurs – , je ne saurais raisonnablement conclure s’il s’agit des “incursions barbares” du IIIème siècle de notre ère ou des “Grandes Invasions” du Vème siècle. Faire cela serait être arbitraire et, d’une certaine manière, biaiser le débat en partant d’un postulat qui ne peut absolument pas être démontré. Je vais donc envisager les deux hypothèses. Le tout dans le contexte général d’un Eric Zemmour dont la pensée sur l’immigration est notoirement connue pour être pour le moins ambiguë. De même, il est connu pour avoir déjà utilisé des parallèles historiques à propos de l’immigration [3] .

A partir des ouvrages que j’ai à ma disposition, pour la discussion j’ai décidé de me servir des écrits de Bruno Dumézil [4] et de Fernand Braudel [5]. Même si ce dernier livre est, à certains points de vue, contesté pour certains partis pris, il sera suffisant pour ce dont j’ai besoin.

De fait, pour ce qui est des incursions du IIIème siècle, B. Dumézil explique [6]

Ces grandes incursions, qui se produisirent à plusieurs reprises au IIIème siècle, furent sans doute les plus grandes “invasions” que connut la Gaule. Mais c’étaient des opérations de pillage, des raids qui ne duraient pas.

Sur le même épisode, F. Braudel affirme [7]

La paix romaine s’est troublée, puis détériorée, dès avant la fin du IIème siècle, aux alentours des années 170-180. Déjà, la frontière du Rhin s’agitait : en 162 […]. La frontière qui assurait la paix et la tranquillité de la Gaule ne sera forcée, ce qui s’appelle forcée, que beaucoup plus tard, en 253, au bénéfice des Francs et des Alamans. La carte de la page 78 indique que la moitié est de la Gaule a été touchée par ces raids qui atteignirent, vers le sud, le bas Rhône et l’Espagne. La panique, le désordre étaient tels qu’un officier gaulois, Postumus, fut proclamé par ses troupes empereur des Gaules, en 260, non par esprit de révolte contre Rome, mais pour repousser l’envahisseur. Il y réussit huit années durant, poursuivant même les Barbares outre-Rhin, rétablissant en Gaule ordre et confiance.

Dans les deux cas on remarque qu’aucun chiffre n’est avancé par les historiens. Il y a une bonne raison à cela : on ne connait pas les chiffres, même approximatifs, des pillards, les sources de l’époque étant très évasives sur le sujet. Par conséquent, s’ils se réfèrent aux événements du IIIème siècle, les propos d’Eric Zemmour vont bien trop loin dans un domaine où les connaissances sont très fragmentaires. Il n’en demeure pas moins que le récit des incursions du IIIème siècle cadre bien avec son idée de populations qui viennent et repartent.

Pour ce qui est du Vème siècle, le terme même de “Grandes Invasions” est contesté. B. Dumézil parle même de “mythe” [8]. Là n’est pas vraiment mon questionnement pour aujourd’hui. Revenons donc à Eric Zemmour et ses propos chiffrés. De fait, à l’instar du IIIème siècle, il est difficile de posséder des chiffres, même approximatifs, qui pourraient être un tant soit peu indicatifs. Il n’en demeure pas moins que, sur la base de la théorie de l’ethnogénèse – même si celle-ci est nettement discutée – , B. Dumézil affirme [9] :

Chaque clan barbare aurait alors traversé l’Europe et, au fur et à mesure de la migration, des populations extérieures seraient s’y agréger. De petites tribus germaniques se seraient ainsi fondues au peuple franc, d’abord par l’intermariage, mais aussi en adoptant le nom des Francs et les éléments du noyau des traditions. Petit à petit, les populations se seraient mises à parler franc, auraient cru à la religion des Francs, auraient adopté les coutumes juridiques des Francs, jusqu’à fonder un important peuple franc. De sorte qu’au Vème siècle, lorsque les Barbares arrivent aux frontières de l’Empire, ce serait une population de plusieurs centaines de milliers d’individus qui aurait envahi le territoire gaulois.

Dans le tome 2 de L’identité de la France, Fernand Braudel se fait plutôt affirmatif sur la question chiffrée. Il explique [10] :

Pour minimiser le rôle des invasions barbares, l’argument initial fut le petit nombre des envahisseurs. La démonstration en a été fournie, il y a longtemps déjà, en 1900, par le livre devenu classique de Hans Delbrück.

Peut-être les Francs ont-ils été 80.000, les Burgondes 100.000, les Vandales 20.000 […] et ainsi des autres. Forcément, ils ont subi la loi du nombre face à une population atteignant plusieurs millions d’individus.

De fait, en dépit des différents problèmes chiffrés, il semblerait malgré tout que nous sommes plutôt dans l’ordre des milliers plutôt que dans celui des centaines comme l’affirme Eric Zemmour.

Par conséquent, dans tous les cas, que ce soit les événements du IIIème ou du Vème siècle de notre ère, l’argumentation d’Eric Zemmour est très fortement nuancé, par ce que nous savons actuellement. Son argumentation n’est hypothétiquement recevable que dans un seul cas, et encore, c’est plus du fait d’un manque de sources pour être affirmatif sur les questions chiffrées qu’à cause de la pertinence des idées du journaliste.

Par ailleurs, l’ambition zemourrienne est assez claire : réduire l’impact des brassages des populations dans la constitution de ce qui deviendra plusieurs siècles plus tard la Nation française. En somme, comme dit l’adage populaire, “chacun chez soi et les moutons seront bien gardés”. C’est d’ailleurs assez visible dans le débat du 18 avril, Nicolas Domenach argumentant autour de l’idée de mélange des populations, le polémiste répondant qu’il s’agit d’un “mythe”.

 

Le Français, un autochtone ? :

 

In fine, le présupposé de fond de tout cela est de faire croire que le peuple français est autochtone, “né de la terre”. Et donc qu’une immigration, surtout si elle est mal contrôlée et mal assimilée – c’est-à-dire, dans l’esprit d’Eric Zemmour, celle des temps présents – , ne peut être un bénéfice, mais plutôt un risque de perte identitaire. Le tout porté par le mythe que l’assimilation des immigrations européennes – Italiens et Polonais entre autres – aurait été plus pacifique et facile. Les travaux de Gérard Noiriel [11] ont démontré que c’était en grande partie de l’ordre du fantasme.

De fait, pour conclure sur cela, dans cet extrait Eric Zemmour est donc soit un peu trop hardi intellectuellement et imagine des éléments que personne ne peut confirmer, soit il se fait politique et modèle les faits historiques pour que ces derniers puissent mieux s’insérer dans sa pensée systémique d’une France – même si on pourrait discuter sur la pertinence de l’assimilation de la Gaule à la France – qui n’aurait jamais connu d’immigration et ce jusqu’aux deux derniers siècles. Une nouvelle fois, Eric Zemmour remplit une des conditions permettant la perpétuation d’appartenir au club très fermé des “historiens de garde” : se nourrir de quelques vides historiques pour mieux habiller sa pensée idéologique. Il utilise la posture du docte scientifique historien pour appuyer des théories et principes politiques dont les arguments historiques sont, au mieux, fortement à nuancer et, au pire, balayables d’un revers de main.

 

La relance d’un ancien débat ? :

 

Enfin, pour conclure l’ensemble du billet, je vais m’essayer à un peu d’archéologie de la pensée zemmourienne. En effet, cette relative fascination pour une Gaule romaine qui se serait développée sur un modèle endogamique, grâce à ses ressources démographiques et culturelles propres – nées de la fusion gallo-romaine – donc sans apport de l’extérieur, pour devenir la France. Jusqu’à une époque récente, cette dernière ne devrait donc rien aux apports d’une immigration, d’où quelle vienne, Europe, Afrique ou Asie. A la lumière d’un tel développement et avec quelques notions d’historiographie française, on pourra sans réelle peine reconnaître un ancien débat historiographique de la fin du XIXème siècle : les “romanistes” contre les “germanistes”.

Comme l’explique François Hartog dans Le XIXème siècle et l’histoire. Le cas Fustel de Coulanges [12] :

Fustel passait aux romanistes ; pire il réactivait les excès de l’abbé Dubos. Champion de la continuité romaine, ce dernier réduisait à rien le fait de la conquête franque […].

[…] Germaniste a longtemps été associé à aristocratie, comme romaniste avec monarchie et (ou) bourgeoisie. Puis leur contenu a varié. Sans renier la part romaine, les libéraux avaient besoin des Germains au moins comme origine et vecteur de la liberté. D’autres, convaincus de la continuité de l’histoire depuis Rome et défenseurs (mais pas toujours) du christianisme reprenaient le point de vue romaniste […].

Certes, les thèmes du débat général ont changé et il n’est pas même sûr qu’Eric Zemmour se place consciemment dans cet héritage, mais, in fine, un rapprochement est possible. On se rappellera également qu’un tel rapprochement avec le romanisme était déjà envisageable sous la plume de Lorant Deutsch à propos de la continuité monarchique. Il s’agit toujours d’un débat entre les tenants d’apports culturels de l’extérieur et d’un développement autochtone. Il faut donc croire que les décennies passent, mais que les mêmes débats biaisés demeurent…


[1] Blanc W., Chéry A. et Naudin Ch., Les historiens de garde. De Lorant Deutsch à Patrick Buisson, la résurgence du roman nationalParis, 2013, p. 205

[2] “C’est quoi un Français de souche ? Ça Se Dispute”YouTube (mise en ligne le 18 avril 2014) (Dernière consultation le 25 avril 2014)

[3] Par exemple, on trouvera une discussion à ce sujet sur le forum du site Histoire pour tous(Dernière consultation le 25 avril 2014)

[4] Dumézil B., Des Gaulois aux Carolingiens, “Une histoire personnelle de la France”, tome 1, Paris, 2013

[5] Braudel F., L’identité de la France. Tome 2 Les Hommes et les Choses, volume 1, Paris, 1986

[6] P. 46

[7] P. 77

[8] P. 63

[9] P. 66-67

[10] P. 84-85

[11] Chathuant D., “Gérard Noiriel, Le massacre des Italiens (Aigues-Mortes, 17 août 1893), Paris, 2009″Les Clionautes (4 mai 2010) (Dernière consultation le 25 avril 2014)

[12] Hartog F., Le XIXème siècle et l’histoire. Le cas Fustel de CoulangesParis, 2001

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