[Japon] L’histoire à l’appui de revendications géopolitiques : le cas des îles Senkaku

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Senkaku

Des nationalistes japonais sur l’ilot Uotsuri, partie intégrante des îles Senkaku, le 19 août 2012

Devant l’empire de la nécessité et de fortes pressions états-uniennes, durant la seconde moitié du XIXème siècle, le Japon s’est peu à peu “ouvert” sur le reste du monde, tant asiatique qu’occidental, après deux siècles de “renfermement” quasi complet. La volonté d’expansion qui a suivi avait pour but de résister à la pression européenne, notamment suite à travers la colonisation française de l’Indochine et les empiétements sur la souveraineté territoriale chinoise suite aux première et deuxième guerres de l’opium. Cela a conduit l’empire des descendants de Jinmu à rechercher des extensions territoriales, essentiellement au détriment de la dynastie mandchoue des Qing. Cela a conduit à la première guerre sino-japonaise entre 1894 et 1895. Un récit japonais en est disponible grâce l’ouvrage d’époque de Jukichi Inouye, A Concise history of the war between Japan and China [1]. Le conflit se solde par une victoire japonaise et le traité de Shimonoseki. Ce dernier prévoit, au titre des concessions territoriales, que le Japon est désormais propriétaire de la presqu’île de Liaodong ainsi et surtout de Taïwan et les îles attenantes, dont les Pescadores et les Senkaku. Pendant de nombreuses décennies, personne ne conteste la souveraineté japonaise sur ces îles. Toutefois, depuis 1971, trois entités étatiques se disputent le contrôle des quelques îlots en question : l’Etat japonais, la République Populaire de Chine sur le continent et la République de Chine basée à Taïwan.

 

Une vidéo polémique d’un vidéaste nationaliste :

 

Ce rappel historique a pour but de fixer le cadre chronologique et géopolitique du propos qui va suivre. Celui-ci se veut une étude de certaines justifications historiques alléguées par certains Japonais pour affirmer leur droit et leur légitimité sur les îles Senkaku. Si l’argumentaire japonais est ici ciblé, cela ne veut pas dire que les justifications chinoises et taïwanaises ne sont pas également de nature historiques. Néanmoins, elles ont déjà été décortiquées dans un article de Thierry Mormanne [2].

On peut trouver une compilation des différents dans une vidéo intitulée “5 Reasons Why the Senkaku (Diaoyu) Islands are NOT Chinese Territory” (ci-dessus). Elle se trouve sur le compte d’un utilisateur de Youtube nommé “WJF Project (Sub 1)”. Cet internaute semble tenir une rancœur farouche contre la République Populaire de Chine puisque sa chaîne contient également deux autres vidéos critiques envers le pouvoir communiste, “Brainwashed School Children in China 2009” [3] et “7 minute Lesson on the History of PRC” [4]. En outre, la description de la vidéo que je vais étudier ici laisse également peu de doutes sur l’opinion de l’auteur à propos du pouvoir communiste. La voici :

Expanding China will be the biggest problem for the international society of the 21st century. Sinocentrism, an ancient imperialism deeply rooted in China’s history, seems now trying to swallow everything under the name of China. Sinocentrism has made Chinese people say, Taiwan is a part of China, Tibet is a part of China, East Turkestan is a part of China, Manchuria is a part of China, Mongolia is a part of China, Goguryeo is a part of China, the Spratly & Parcel islands are a part of China, the Senkaku islands are a part of China. It will also make them say, Okinawa is a part of China, North Korea is a part of China, South Korea is a part of China, Japan is a part of China, the whole Asia is a part of China, the whole Earth is a part of China. However, they must just realize that CHINA IS A MERE PART OF THE WORLD. Tibet must be Tibet. East Turkestan must be East Turkestan. Mongolia must be Mongolia. Manchuria must be Manchuria. Taiwan must be Taiwan. Each people must be allowed to decide their own future and what kind of tradition they will hand over to their children by their own. Sinocentrism is now blocking this basic human right. Democracy cannot coexist with Sinocentrism. The riverse is also true. Sinocentrism cannot coexist with Democracy. Either side must win and defeat the other. Which side will win? Sinocentrism or Democracy? Which side must win? Of course the latter.

Certes, on ne peut savoir si cet utilisateur est également le créateur de ces documents, mais il demeure que la diffusion sur sa chaîne de ces vidéos tend plutôt à accréditer l’hypothèse d’une sympathie pour leur contenu. Même si, en théorie, la diffusion d’une information ne signifie pas nécessairement une approbation pour celle-ci, dans le cas présent, on ne peut nier bien longtemps la sympathie de l’utilisateur en creusant un peu plus profondément.

Outre les vidéos, la chaîne de WJF Project (Sub 1) laisse apparaître un lien vers un blog sur lequel il est fait publicité pour deux autres chaînes Youtube (GloriousJapanForever et WJFProject). Du fait des similarités dans l’identité graphique des chaînes, on peut penser que ces dernières sont sans aucun doute affiliées et probablement issues du travail de la même personne. Sur ces deux chaînes il est possible de visionner des vidéos sur des sujets sensibles pour les relations du Japon avec ses voisins, comme les femmes de réconfort [5] ou le conflit autour de l’île de Dokdo/Takeshima [6]. In fine, je peux conclure de cette exégèse que l’auteur de cette vidéo et son diffuseur [7] font partie du milieu nationaliste nippon, ce dernier étant très attaché à la souveraineté japonaise sur les îles Senkaku [8] et à la non-responsabilité de l’Etat japonais autour de l’exploitation des femmes de réconfort [9].

 

Marins chinois et “découvreurs” ryukyans :

 

Venons-en désormais au propos proprement historique de la vidéo que je propose de décortiquer ici. C’est la raison numéro 2, entre 4’10″ et 6’50″. Selon l’auteur

“Chinese didn’t discover Senkaku islands first”

La démonstration se décompose en deux temps. Le premier argument allégué est un extrait du récit d’ambassade de Chen Kan lors de son voyage au royaume des îles Ryukyu en 1534. Une traduction en anglais est faite dans la vidéo support, mais je ne saurais être totalement affirmatif sur sa rigueur étant donné que je ne maîtrise pas la langue chinoise et que je n’ai pas pu me procurer de traduction concurrente pour comparer. Faute de grives, nous mangerons donc des merles. Il n’en demeure pas moins que l’extrait dit (c’est Chen Kan qui parle) ceci :

The Minister visited us and told that the Successor sent them because he was anxious that Chinese couldn’t navigate ships well, so he sent a navigator and interpreter together with 30 Ryukyuan sailors who could navigate ships well, who would substitute for the Chinese sailors. I was glad that we didn’t need to have the guidance lead our ship but could have the Ryukyu sailors themselves navigate to sail to the Ryukyu kingdom

Plus loin, il ajoute :

Even the Chinese Investiture Mission ships themselves were navigated by the Ryukyuan (Okinawan) sailors, not by Chinese. […] We must naturally conclude that the Senkaku islands were first discovered by Ryukyuans (Okinawans) not by Chinese.

En résumé, l’auteur pense pouvoir tirer argument du fait que, comme ce sont des habitants locaux, désignés ici comme des habitants d’Okinawa qui propulsaient le navire, ces derniers devaient bien connaître la zone et donc qu’ils avaient probablement découvert les îles Senkaku depuis longtemps, en tout cas avant les Chinois. In fine, comme les habitants des îles Ryukyu sont considérés comme Japonais, cette démonstration vient appuyer l’argumentaire nationaliste affirmant la primauté de la découverte nippone des îles.

Toutefois, si cette théorie peut sembler séduisante et posséder une certaine cohérence, plusieurs éléments tendent à laisser penser qu’elle est irrecevable. En effet, plusieurs faits sont tordus ou biaisés dans l’optique de la démonstration nationaliste. Reprenons point par point.

Tout d’abord, l’argument de la découverte originelle des îles par les Ryukyans, donc par les Japonais, tient mal lors d’un examen attentif. De fait, l’auteur s’appuie sur le récit d’une visite diplomatique, ce qui ne saurait être pris pour la recension d’une découverte. En outre, si des relations économiques existent entre la Chine impériale et les îles Ryukyu depuis probablement le VIIème siècle [10], rien ne permet d’affirmer que ce sont les Ryukyans qui, partant de l’archipel d’Okinawa, ont effectué la traversée vers la Chine. En outre, le sens général du texte est clair sur le fait que Chen Kan est déjà présent auprès des autorités ryukyanes lorsque lui est offert la participation des marins locaux. Par conséquent, les marins chinois connaissent, eux aussi, assez bien la zone pour avoir pu effectuer la traversée à l’aller.

De plus, il ne faut pas oublier le contexte de ce présent. Chen Kan est venu en mission dans le cadre des relations tributaires liant la Chine impériale et les royaumes locaux depuis la fin du XIVème siècle, puis avec le royaume unifié des Ryukyu à partir du premier tiers du XVème siècle. Par conséquent, il est possible d’envisager, au moins à titre d’hypothèse, que le don des marins se déroule dans ce cadre, et que le but profond est plus de plaire à l’ambassadeur chinois que réellement pallier à une difficulté navigatrice de la flotte chinoise.

 

Les Ryukyans, des Japonais depuis toujours ? :

 

Tout cela ne pourrait être considéré que comme pinaillerie, si les contritions de l’auteur ne cherchaient pas à légitimer historiquement la présence japonaise sur les îles Senkaku. Outre l’établissement d’une primauté dans la découverte, il affirme un lien de continuité entre les populations sujettes au pouvoir du roi des Ryukyu durant l’intervalle XVème – XIXème siècle et les Japonais actuels. C’est comme si sur les îles Ryukyu les Japonais étaient, pour reprendre l’expression de Suzanne Citron, “toujours déjà là”. Or, la réalité est beaucoup plus complexe que cela. En effet, si des contacts nippo-ryukyan sont déjà connus pour la période VIIème – IXème siècle, la présence japonaise proprement dite ne commence qu’au début du XVIIème siècle avec l’imposition de l’hégémonie du clan de Satsuma sur le roi local. Malgré cela le royaume de Ryukyu demeure indépendant de jure mais est dépendant des Satsuma de facto et ce jusqu’à l’annexion à la fin du XIXème siècle par le nouveau pouvoir impérial de l’ère Meiji. En outre, des arguments anthropologiques tendent à expliquer que les populations de l’archipel d’Okinawa, centre du royaume des Ryukyu durant toute son existence, sont de descendance plutôt austronésienne ou micronésienne alors que les Japonais proviendraient d’un peuplement continental qui a émigré sur l’île actuelle à la faveur d’une glaciation [11]. Par conséquent, que cela soit historiquement ou anthropologiquement, les habitants des Ryukyu au XVIème siècle ne peuvent être considérés comme Japonais. In fine l’argumentation historique de l’auteur devient totalement fallacieuse et fausse.

 

Conclusion :

 

Pour conclure, si des considérations historiques peuvent venir à bon droit appuyer des revendications géopolitiques, encore faudrait-il qu’elles ne soient pas manipulées. J’ai peur que ce ne soit une tentation bien trop attrayante pour de nombreux géopoliticiens, stratèges ou autres militants pour s’encombrer l’esprit avec l’honnêteté intellectuelle nécessaire au respect des faits historiques.


[1] L’ouvrage est, notamment, disponible en suivant ce lien. (Dernière consultation le 21 décembre 2013)

[2] Mormanne T., “Pinnacle et nullité en mer de Chine orientale”Ebisu 42 (1996), p. 92-153 (Dernière consultation le 21 décembre 2013)

[3] WJF Project (main), “Brainwashed School Children in China 2009”YouTube (mise en ligne le 19 septembre 2012) (Dernière consultation le 21 décembre 2013)

[4] WJF Project (sub 1), “7 minute Lesson on the History of PRC”YouTube (mise en ligne le 31 octobre 2009) (Dernière consultation le 21 décembre 2013)

[5] WJF Project (main), “Demythologization of the myth of the Comfort Women: Part1. What actually happened”YouTube (mise en ligne le 28 mars 2013) (Dernière consultation le 21 décembre 2013). Pour un point récent sur cette question cf. Li. J.M., “La question territoriale dans les relations internationales en Asie du Nord-Est”Hérodote 141 (2011), p. 98-114.

[6] WJF Project (sub 2), “The Ultimate Reason Why Takeshima is Japanese Territory: The SF Treaty and the Rusk Document”, Youtube (mise en ligne le 8 janvier 2012) (Dernière consultation le 21 décembre 2013)

[7] Sont-ce deux personnes différentes ? Je tendrais à penser que non pour les raisons susmentionnées

[8] “La flottille nationaliste japonaise est arrivée devant les îles Senkaku”Le Monde (18 août 2012) (Dernière consultation le 21 décembre 2013)

[9] Ribadeau Dumas L., “Japon-Corée: les «femmes de réconfort» rejettent toujours leurs indemnisations”France TV Info (19 novembre 2013) (Dernière consultation le 21 décembre 2013)

[10] Early History of The Ryukyu Kingdom and its Relationship with China and Japan”, Okinawa Peace Network of Los Angeles (Date inconnue) (Dernière consultation le 21 décembre 2013)

[11] Biraben J.N., “Le point sur l’histoire de la population du Japon”Population 48-2 (1993), p. 443-472

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