[Polémiques] “Hexagone”, on peut pas dire que ce soit bandant…

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Couverture de "Hexagone" de Lorant Deutsch

Couverture de “Hexagone” de Lorant Deutsch

Malgré la relative inactivité de ce lieu ces derniers temps, j’espère que les lecteurs me pardonneront cette dose de vulgarité. Les amateurs de musique française auront probablement remarqué la référence à la chanson Hexagone de Renaud. Toutefois, ce n’est pas exactement de cette “Hexagone” dont je voudrais parler aujourd’hui. En effet, toutes les librairies de France et Navarre sont depuis quelques jours, le 26 septembre, envahies par le nouvel opus de Lorant Deutsch, Hexagone. Sur les routes de l’histoire de France

Pour être tout à fait honnête, je n’ai pas encore eu la possibilité de consulter l’ouvrage en question. Par conséquent, je ne pourrais m’en remettre pour l’instant qu’aux quelques comptes-rendus journalistiques qui commencent à fleurir sur le net, ainsi que mon esprit critique suite à la lecture des résumés de promotion. Ces derniers, dus soit à l’éditeur ou aux vendeurs (ici ou ), ne sauraient être pris pour les reflets exacts de la prose du livre, mais ils permettent malgré tout une première approche de la pensée deutschienne. En conséquence, ma critique sera limitée. Néanmoins, à travers cela il me semble possible de mettre en lumière certaines contrevérités et approximations, éléments décidément récurrents chez Lorant Deutsch.

 

Premières réactions à la sortie du livre :

 

Tout d’abord intéressons nous aux premières réactions que la sortie du livre a suscité. Aux traditionnelles recensions que l’on peut trouver dans la presse – la première que je connaisse étant celle de l’Humanité [1] – , on oubliera pas de mentionner les premières critiques des auteurs des Historiens de garde autour du mythe de “l’invasion musulmane” [2]. Mais aussi le panégyrique du Figaro [3]ce dernier affirmant qu’Hexagone est une “promenade à la fois ­réjouissante, érudite et fascinante”. Sur un mode plus neutre l’article de Francetvinfo [4] met en scène les termes du débat. Je ne discuterais pas en détail tout cela étant donné que je ne possède pas ni n’ai lu l’ouvrage.

Politiquement, les réactions ne se sont pas faites attendre et elles proviennent, pour l’instant, de bords très opposés. En effet, sur Twitter Fabrice Robert, président du Bloc Identitaire, fait la publicité d’Hexagone par quelques saillies savoureuses (1, 2, 3, 4 et 5). Alexis Corbière, du Parti de Gauche, lui a répondu, mais ils ne sont pas entrés dans une polémique ou une querelle, ce qui est heureux. Pour finir sur ce volet on ne s’étonnera qu’assez peu sur l’affection des identitaires sur l’épisode de la bataille de Poitiers et plus largement sur la “Reconquête”, surtout si l’on se souvient de quelques événements récents chroniqués ici. Pour finir avec le genre “dis moi qui sont tes amis, je te dirais qui tu es”, on ne s’étonnera pas du soutien du site Riposte Laïque [5] de Christine Tasin envers Lorant Deutsch.

 

La “création idyllique” de Massilia :

 

Une fois cela fait, recentrons nous désormais sur le coeur de notre propos, l’examen, par le petit bout de la lorgnette, de la pensée deutschienne. Quelques phrases de la présentation de l’ouvrage par l’éditeur, Michel Lafon, sont en ce sens intéressantes. On peut y lire que

Cela commence au vie siècle avant notre ère par la création idyllique de Marseille

Mon esprit d’helléniste et surtout de préparateur de l’agrégation d’histoire (cet année le sujet d’histoire ancienne étant “Les diasporas grecques de Gibraltar à l’Indus” VIIIème-IIIème siècle) ne peut être qu’interpeller par de tels raccourcis. En effet, le récit mythique de la fondation de Marseille n’est connu que sous la plume de deux auteurs tardifs, Justin [6] et Athénée de Naucratis [7]. Certes, ce dernier prétend citer un écrit d’Aristote, La Constitution des Massaliètes, ce qui tendrait à accréditer le récit, mais l’ouvrage aristotélicien en question est actuellement perdu. Par ailleurs, le philosophe écrit près de deux siècles après la fondation de la colonie phocéenne ce qui peut permettre d’interroger la véracité du propos. Enfin, étant donné que les récits de fondation sont souvent apocryphes [8], on peut légitimement penser que la situation amicale entre Grecs et Ségobriges décrite dans le mythe fondateur fasse plutôt référence à la période de mise par écrit du récit plutôt qu’à la période réelle de fondation.

Malgré tout pour être intellectuellement honnête, on peut dire que l’image que semble présenter Lorant Deutsch de cet événement est plausible, mais il ne doit s’agir que d’une hypothèse parmi beaucoup d’autres. C’est en ce sens, l’absence de précision sur les difficultés du sujet, que l’auteur est au mieux incompétent (aucune critique des sources, aucune complément bibliographique et historiographique etc…) et au pire malhonnête (vouloir tromper le lecteur en rendant simpliste un savoir qui est relativement plus complexe). Je ne sais pas si Lorant Deutsch me lira, mais je ne saurais trop lui conseiller d’aller s’enquérir des travaux de synthèse, qui plus est en français, notamment Marseille grecque ou un article du volume Grecs et indigènes de la Catalogne à la mer Noire [9].

 

De l’étain anglais ? :

 

Un peu plus loin dans la présentation, l’éditeur en vient à parler d’un autre fait discutable. De fait, il affirme :

Entre-temps, on aura vu surgir […] les bateaux transportant sur la Seine le précieux étain de Cornouailles […].”

Ici aussi on peut supposer que Lorant Deutsch n’a pas l’intention de se faire l’écho de la complexité entourant l’origine de l’étain utilisé par les Anciens. De fait c’est Hérodote [10] qui parle le premier de ce lieu, qu’il nomme îles Cassitérides, d’où viendrait l’étain. Toutefois, les informations du “père de l’Histoire” sont peu précises. Idem pour les renseignements que l’on peut recueillir chez Diodore de Sicile [11] ou Strabon [12]. L’identification et la localisation des îles Cassitérides a depuis longtemps questionné les historiens [13]. Ces derniers ont, pour l’instant, conclu qu’il existe trois possibilités : les Cornouailles (comme le dit Lorant Deutsch), le nord de l’Espagne (la Galice ?) et la Bretagne armoricaine.

De fait, en choisissant d’identifier les îles Cassitérides avec les Cornouailles Lorant Deutsch prend un parti pris historiographique qui se défend. Mais, le souci est qu’il ne renseigne pas, semble-t-il, sur l’imprécision de nos connaissances actuelles. Ici encore nous sommes de nouveau face à de l’incompétence historique et historiographique. Enfin, il serait possible que Lorant Deutsch tende à affirmer que ce précieux étain ait transité par bateaux. Or, à ma connaissance, il est impossible d’en être certain. N’extrapolerait-il pas le réseau fluvial actuel pour le transposer sur une réalité antique ? En somme, étant donné que les fleuves existaient déjà, il est donc possible que les hommes les utilisaient déjà pour le transport de marchandises. C’est une hypothèse qui recouvre certainement une part de réalité, mais ce n’est qu’une hypothèse. Affirmer cela c’est déjà aller trop loin.

 

Strasbourg, ville “française” dans l’Antiquité ? :

 

Enfin, alors que je pourrais m’attarder sur le dossier étrange de la trace d’un “éléphant d’Hannibal dessiné dans une grotte de la Drôme” [14], je voudrais, pour finir, plutôt m’intéresser à la “tour romaine miraculeusement conservée dans les sous-sols d’un supermarché de Strasbourg”. Si la véracité des faits n’est pas ici le problème [15], il demeure un problème de définition de ce qu’est la France. Même si l’empire romain dominait, peu ou prou, le territoire de la France actuelle – donc Strasbourg-Argentorate – , on ne peut dire que cela était la France. Idem avec l’empire carolingien. A cette époque le territoire administré en ce moment par la République française est une part d’un ensemble plus grand, l’empire carolingien, mais cela ne saurait également être considéré comme la France. La ville libre impériale ne devient française pour la première fois qu’avec sa reddition devant les armées de Louis XIV. De fait, durant l’immense majorité de son histoire a été une ville non-française, soit libre, soit allemande. Par conséquent, pourquoi Lorant Deutsch inclut Strasbourg  dès l’Antiquité dans un livre sur “les routes de l’Histoire de France” ? Veut-il affirmer par là que le territoire de la France actuelle est intangible, “toujours déjà là” ? On peut se poser cette question, même si je n’y répondrais pas pour l’instant devant l’absence de la source primaire.

 

Conclusion :

 

Pour conclure, je n’émettrais pas de jugement définitif sur la qualité profonde de l’ouvrage, car, je le rappelle, je n’ai pas encore lu le livre, mais à la lumière des arguments précédents, il ne demeure pas moins que je suis assez dubitatif… Malheureusement il semblerait que Lorant Deutsch soit retomber dans ses errements passés. Mais est-il capable d’autre chose ?


[1] Guérard S., “Histoire de France: Lorànt Deutsch récidive”L’Humanité (27 septembre 2013) (Dernière consultation le 2 octobre 2013)

[2] Naudin C., Blanc W. et Chéry A., “Lorànt Deutsch et le mythe de l’invasion musulmane”Le Huffington Post (30 septembre 2013) (Dernière consultation le 2 octobre 2013)

[3] Buisson J.Ch., “Le tour de France de Lorànt Deutsch”Le Figaro (27 septembre 2013) (Dernière consultation le 2 octobre 2013)

[4] Brigaudeau A., “Trois historiens dénoncent l’héroïsation de Charles Martel par Lorànt Deutsch”FranceTV Info (1er octobre 2013)

[5] Alamachère C., “Lorànt Deutsch aggrave son cas et ose parler de notre identité et des invasions musulmanes !”Riposte laïque (2 octobre 2013) (Dernière consultation le 2 octobre 2013)

[6] Justin, Abrégé des Histoires Philippiques de Trogue Pompée, 43, 8

[7] Athénée de Naucratis, Les Deipnosophistes, XIII, 36

[8] Tréziny H., “Les colonies grecques de Méditerranée occidentale”Histoire urbaine 13 (2005/2), p. 51-66.

[9] Hermary A., Hesnard A. et Tréziny H., Marseille grecque : La cité phocéenne (600-49 av. J.-C.)Paris, 1999 et Collectif, Grecs et indigènes de la Catalogne à la mer NoireParis, 2010, p. 131-145. (Un résumé est disponible ici).

[10] Hérodote, Histoires, III, 115

[11] Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, V, 21, 22 et 38.

[12] Strabon, Géographie, II, 5, 15.

[13] Mossé Cl., “J. Ramin, Le problème des Cassitérides et les sources de l’étain occidental depuis les temps protohistoriques jusqu’au début de notre èreAnnales. Economies, sociétés, civilisations 25 (1970), p. 1313-1314.

[14] On pourra trouver des éléments à ce sujet sur la notice Wikipedia du sujet.

[15] Pour une vision des découvertes archéologiques de la Strasbourg romaine [Argentoratum], je renvoie au collectif Strasbourg-Argentorate : Un camp légionnaire sur le Rhin (Ier au IVe siècle après J-C) paru récemment.

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