[Ukraine] L’Holodomor, un génocide ?

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Le professeur Raphael Lemkin (1900-1959), créateur du néologisme “génocide”. © Wikimedia Commons

Dans l’inconscient collectif occidental contemporain, la notion de génocide est une question très présente. Celle-ci est par essence même liée aux exactions nazies, notamment le génocide des populations juives en Europe de l’Est. A partir de cela, et probablement avec la bénédiction du caractère imprescriptible du génocide, certains auteurs, historiens ou non, ont cherché à trouver dans le passé des exemples de politiques à tendance génocidaires. Les exemples les plus connus sont les théories autour du “génocide vendéen” par les armées de la Révolution, théorie défendue par Reynald Sécher [1] depuis les années 1980, des exactions du général Von Trotha suite à la révolte des Hereros et des Nama dans le Sud-Ouest africain allemand en 1904-1905 [2] ou les massacres de l’armée américaine lors de leur conquête des Philippines entre 1898 et 1902 [3].

Toutefois, ce n’est pas pour parler de ces cas que je prends le clavier aujourd’hui. De fait, mon attention est attirée aujourd’hui par un article paru sur le portail d’informations Boulevard Voltaire. Ce texte se nomme “Les génocides qu’on dénonce et les autres…” [4] et est signé Franck Talleu, “Père de famille en colère” et surtout “Directeur de l’Enseignement Catholique de Soissons, Laon et Saint-Quentin”. Outre la stupide et inutile volonté manifeste de créer une “polémique” en assimilant les communistes soviétiques des années 1930 aux communistes français et au Parti de Gauche actuels et un tacle tout aussi inutile sur le fait que le gouvernement n’ait pas fait “devoir de mémoire”, l’auteur attire l’attention sur le fait que l’Holodomor, les réquisitions de grains et nourriture organisées en Ukraine par le pouvoir stalinien au cours de l’hiver 1932-1933, devrait être qualifié de génocide. Cette revendication est clairement affirmée, par exemple, par Valentyna Boryssenko [5] ou encore par Roman Serbyn [6].

Le débat a, comme il était prévisible, récemment rebondit politiquement sur fond de lutte entre le parti pro-européen de l’ancien président Victor Ioutchenko et la formation politique de l’actuel président pro-russe, Victor Ianoukovitch  [7]. Dans le même temps, l’Union Européenne éditait une résolution sur “la commémoration de l’Holodomor, la famine artificiellement provoquée en Ukraine (1932-1933)” [8], où l’institution s’appuie sur la définition de l’ONU tout en ne qualifiant pas l’Holodomor de génocide.

 

Un génocide, c’est quoi ? Définitions juridiques :

 

Avant de s’intéresser aux détails de l’affaire rappelons les différentes définitions, de Raphaël Lemkin et du Haut Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU, du terme de génocide. Selon Lemkin, dans son livre Axis Rule in Occupied Europe [9], le génocide est :

Generally speaking, genocide does not necessarily mean the immediate destruction of a nation, except when accomplished by mass killings of all members of a nation. It is intended rather to signify a coordinated plan of different actions aiming at the destruction of essential foundations of the life of national groups, with the aim of annihilating the groups themselves. The objectives of such a plan would be the disintegration of the political and social institutions, of culture, language, national feelings, religion, and the economic existence of national groups, and the destruction of the personal security, liberty, health, dignity, and even the lives of the individuals belonging to such groups.

De son côté l’ONU explique, dans l’article 2 de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide [10], que le génocide doit s’entendre comme suit :

Dans la présente Convention, le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :

a) Meurtre de membres du groupe;

b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe;

c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle;

d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe;

e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.

Tout le monde conviendra que ces définitions sont extrêmement larges et englobantes. En forçant le trait de manière relativement caricaturale, il est possible de ranger certaines interactions entre colonisateurs et colonisés au sein des sociétés coloniales des XIXème et XXème siècles dans la catégorie génocidaire. De fait, à partir de la définition de Lemkin, celle de l’ONU étant en cela moins fautive, je pourrais argumenter sur la déstructuration des cadres sociaux et mentaux des sociétés colonisées par les gouvernements coloniaux comme phénomène génocidaire. Pour exemple, l’apprentissage de “Nos ancêtres les Gaulois” vers des populations d’Afrique ou d’Asie est une négation manifeste de leur propre histoire et donc une manière de contribuer à la destruction d’un des fondements de la culture d’un peuple.

 

L’Holodomor, crime à tendance génocidaire ? :

 

Mais revenons à l’Ukraine en 1932-1933. S’il est manifeste, à travers les témoignages d’époque ou les recherches historiques plus récentes, que la famine a été organisée depuis le Kremlin, était-ce vraiment un génocide ? L’intention d’exterminer tout un peuple par la privation de nourriture était-elle si clairement affirmée que cela ? N’étant pas un spécialiste des phénomènes génocidaires, de l’histoire soviétique ou de l’histoire ukrainienne, je ne saurais répondre à cette question, que ce soit par l’affirmative ou la négative, avec détermination et confiance. Néanmoins, je noterai que, contrairement à la Shoah, il ne semble pas exister de traces conservées d’ordres donnés pour l’extermination des Ukrainiens en tant que peuple. De fait, les ordres de réquisition des grains ne s’appliquant qu’au territoire et pas au peuple. Par conséquent, c’est un espace qui est visé et non une population précise donc il est possible que les populations non-ukrainiennes aient eu à souffrir de ces disettes organisées.

De plus, un élément vient, à mon sens, sérieusement remettre en cause la vocation génocidaire de la famine de 1932-1933. En effet, si le but était l’extermination la plus large possible, pour ne pas dire totale, d’un peuple pourquoi la famine n’a pas continué après l’hiver ? Par ailleurs, le peuple ukrainien n’a pas été le seul visé par cette famine planifiée. En effet, des disettes sont connues pour certaines régions kazakhes et biélorusses. A la lumière de ces éléments il convient donc plutôt d’envisager l’hypothèse que le but essentiel des dirigeants du Parti Communiste d’Union Soviétique était de politiquement mettre à genou une région, l’Ukraine, pour le moins remuante au début des années 1930 [11].

 

Conclusion :

 

Pour conclure, une fois retiré la gangue de nationalisme ukrainien, de géopolitique russo-ukrainienne, de profonde bêtise idéologique de Franck Talleu et que l’on interroge quelque peu les définitions établies de génocide, il est donc possible de découvrir que, selon toutes vraisemblances apparentes, l’Holodomor n’est pas ce que l’on peut appeler un phénomène génocidaire. Certes, les millions d’Ukrainiens morts durant l’hiver 1932-1933 sont la conséquence d’une politique décidée par le Kremlin. Néanmoins, ce dernier ne cherchait pas nécessairement à détruire le peuple ukrainien, mais affirmer son autorité sur une région turbulente politiquement et imposer sa politique de collectivisation. Nous sommes donc loin de la conférence de Wansee…


[1] Seycher R., La Vendée-Vengé. Le génocide franco-françaisParis, 1989

[2] Je reviendrai sur sa qualification génocidaire dans un prochain article.

[3] A ce sujet, je voudrais attirer l’attention sur les travaux d’E.R. San Juan Jr, consultables, par exemple ici et . Ce dernier tend à voir dans l’ampleur des exactions américaines une forme de génocide. (Dernières consultations le 25 mai 2013)

[4] Talleu F., “Les génocides qu’on dénonce et les autres…”Boulevard Voltaire (10 mai 2013) (Dernière consultation le 25 mai 2013)

[5] Boryssenko V., “La famine en Ukraine (1932-1933)”Ethnologie française 34 (2004-2), p. 281-289

[6] Par exemple Serbyn R., “The Holodomor: Reflections on the Ukrainian Genocide” lors du 16 th Annual J.B. Rudnyckyj Distinguished Lecture Friday, November 7, 2008, ou Idem, “The Ukrainian Famine of 1932-1933 as Genocide in the Light of the UN Convention of 1948”The Ukrainian Quarterly 62-2 (2006), p. 181-204.

[7] Hopquin B., “Le tabou de l'”Holodomor” ukrainien”Le Monde (24 novembre 2006) (Dernière consultation le 25 mai 2013) ainsi que Smolar P., “L’Ukraine donne une dimension politique à la commémoration de la famine des années 1930”Le Monde (19 novembre 2008) (Dernières consultations le 25 mai 2013)

[8] “Résolution du Parlement européen du 23 octobre 2008 sur la commémoration de l’Holodomor, la famine artificiellement provoquée en Ukraine (1932-1933)”Site internet du Parlement européen (26 mars 2009) (Dernière consultation le 25 mai 2013)

[9] Lemkin R., Axis Rule in Occupied Europe: Laws of Occupation, Analysis of Government, Proposals for Redress, Washington, 1944, p. 79-95. On trouvera une copie à plusieurs adresses, notamment celle-ci. (Dernière consultation le 25 mai 2013)

[10] “Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide”, Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, votée le 9 décembre 1948, entrée en vigueur le 12 janvier 1951 (Dernière consultation le 25 mai 2013)

[11] A ce titre, on lira l’intéressant article de Graziosi A., “Les famines soviétiques de 1931-1933 et le Holodomor ukrainien”Cahiers du monde russe 46/3 (2005), p. 453-472. Elle tend à défendre une vision extensive de la définition de génocide alors que je me range plutôt derrière une acception limitée. Elle reconnait par ailleurs que selon la première l’Holodomor est un génocide alors que selon la seconde ce n’est pas le cas.

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