[Afrique] Bernard Lugan et les traites esclavagistes

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S’affirmer comme un pourfendeur des mythes et manipulations alors que l’on est soi-même un manipulateur acharné, c’est plutôt savoureux

Après un premier article critique sur la prose de Bernard Lugan à propos de ses assertions ; au mieux orientées, au pire infondées ; sur l’absence de culpabilité de la police française dans la mort de plusieurs individus lors de la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris, je décide de revenir une nouvelle fois sur les écrits de l’historien africaniste.

Cette fois-ci il s’agit de la différence d’appréciation entre les différentes traites esclavagistes, arabo-musulmane, intra-africaine et européenne. Il ne faut pas y voir une volonté de criticisme exacerbé de ses propos, une sorte de “manie” bien commode que certains pourraient arguer en disant que je voudrais me faire de la publicité. Je suis uniquement motivé par la conviction que ses propos doivent être combattus avec des arguments sérieux. 

L’article de base de ce billet a été publié le 11 janvier 2013 sur le site Boulevard Voltaire sous le titre “La traite arabo-musulmane ? 17 millions d’esclaves !” [1]. L’argumentation de Bernard Lugan tient sur trois piliers : des estimations sur les chiffres des différentes traites démontrant que la traite arabo-musulmane a été plus nombreuse que son homologue, un tir à boulets rouges sur la loi Taubira de 2001 [2], reconnaissant la traite négrière atlantique comme crime contre l’humanité, et une charge sabre au clair contre le “terrorisme médiatique”.

 

Des chiffres contestables pour une argumentation biaisée :

 

Reprenons l’ensemble de l’argumentaire point par point pour tenter d’éclairer ce qui semble être le réel projet de Bernard Lugan avec ces quelques lignes. Dans le premier paragraphe, Bernard Lugan cite à l’envie les travaux d’Olivier Pétré-Grenouilleau, mais en l’absence de sources – une habitude fort regrettable de la part de quelqu’un qui se déclare historien… – je ne peux être certain du travail auquel il est fait référence. Le plus probable est qu’il s’agisse de Les traites négrières. Essai d’histoire globale, paru en 2004, d’un article, dans des revues scientifiques ou “grand public” ou d’une interview de l’historien dans les colonnes du journal L’expansion en date du 29 juin 2005 et reproduite ici. Il demeure que Bernard Lugan affirme, suite à Olivier Pétré-Grenouilleau, que

la traite atlantique ou traite européenne porta sur 11 millions d’individus ; la traite interne ou interafricaine sur 14 millions ; et les traites arabo-musulmanes, sur 17 millions pour la période 650-1920. Au total, 42 millions d’Africains furent donc les victimes de cette odieuse pratique.

Une simple recherche dans un moteur de recherche permet de constater que la guerre des chiffres est encore de mise et que si le résultat d’environ 11 millions d’esclaves est plutôt bien établi [3] pour la traité négrière, malgré quelques chiffres différents [4] mais toujours dans la même proportion, l’estimation concernant la traite arabo-musulmane est beaucoup plus incertaine. De fait, Malek Chebel tend à affirmer, dans L’esclavage en terre d’Islam, que la traite aurait concerné 20 millions d’individus [5] alors que Paul Bairoch, Mythes et paradoxes de l’histoire économique, parle de 25 millions [6] de personnes concernées. On appréciera encore une fois le vide historiographique chez Bernard Lugan.

Par ailleurs, une démonstration de pur mathématiques vient également en butte à l’argument comme quoi la traite arabo-musulmane serait plus condamnable que la traite européenne du fait du nombre de victimes [7]. Reprenons donc les chiffres de Bernard Lugan : 11 millions d’esclaves pour l’Europe et 17 millions pour la traite arabo-musulmane. Etant donné que la première commence plus ou moins vers le milieu du XVème siècle et trouve une fin dans les dernières années du XIXème siècle [8] – 1886 pour Cuba et 1888 pour le Brésil – si nous effectuons une simple du nombre estimé d’esclave par le nombre d’années, admettons 440, nous aboutissons d’environ 25.000 esclaves par an. Ce chiffre pourrait grandir encore un peu si on admet, avec Eric Saugera dans le lien précédent, que le commerce européen des esclaves commence réellement de façon intensive au début du XVIème siècle. Nous obtenons alors, pour une estimation de 390 ans de traite, un résultat d’environ 28.200 esclaves par an.

En reprenant la même méthode et en l’appliquant aux chiffres de la traite arabo-musulmane, avec un intervalle de traite de 1270 ans donné par Bernard Lugan lui-même dans l’article source, les produits des opérations sont bien inférieurs. En effet, avec l’estimation basse, 17 millions, le résultat est d’environ 13.400 esclaves par an. En suivant l’hypothèse de Malek Chebel nous arrivons à 15.750 et en tenant compte des calculs de Paul Bairoch on ne touche pas la barre des 20.000 esclaves par an, 19.685. Je suis tout à fait conscient du caractère relativement arbitraire de certaines décisions, notamment pour la détermination des périodes chronologiques considérées, du fait qu’il s’agit de moyennes approximatives et que cela prend pour postulat une vision linéaire et stable de la traite, niant les relatifs déclins et les brusques augmentations. Néanmoins, ces chiffres, même approximatifs, permettent de démontrer une tendance de fond, la traite arabo-musulmane a certes été plus conséquente numériquement, mais ses effets sont beaucoup plus “dilués” dans le temps. Cela ne nie pas par ailleurs pour autant l’éventualité qu’au cours de certaines années la traite arabo-musulmane a pu être plus importante numériquement que la traite européenne.

Il n’est bien sûr pas question de faire un classement dans la gravité des traites négrières, mais de rappeler que si la traité européenne reste dans la pensée commune comme la traite négrière la plus importante ce n’est pas du fait de ampleur, mais de, notamment, son intensité.

 

La loi Taubira, loi scélérate pour Bernard Lugan :

 

Venons en désormais à la critique acerbe de Bernard Lugan concernant la loi Taubira. Le paragraphe, un peu plus long que le précédent – une preuve supplémentaire de la morgue de l’historien africaniste ? – , est composé du texte suivant :

En France, la liberté de recherche a pris un rude coup en 2001 avec le vote à l’unanimité, donc par tous les députés de « droite », et en première lecture, de la loi dite « loi Taubira ». Définitivement adoptée par les sénateurs le 10 mai 2001, elle qualifie la traite transatlantique, c’est-à-dire la seule traite européenne de « crime contre l’humanité ». Cette loi est un véritable affront fait à l’histoire en ce sens qu’elle n’envisage qu’une seule traite, celle qui fut pratiquée par les seuls Européens, les Blancs étant évidemment les seuls coupables. Christiane Taubira a d’ailleurs clairement expliqué sa démarche en déclarant qu’il ne fallait pas évoquer la traite négrière arabo-musulmane afin que les « jeunes Arabes (…) ne portent pas sur leur dos tout le poids de l’héritage des méfaits des Arabes » ! (L’Express du 4 mai 2006).

J’ai exprimé ailleurs sur ce blog les reproches que je peux adresser au principe même des lois mémorielles, donc mon propos ne sera pas de défendre ni Christiane Taubira comme femme politique, ni la loi qui porte son nom. Néanmoins, il faut avouer qu’il existe un certain illogisme dans la prose de Bernard Lugan. En effet, il tendrait à vouloir une extension de la loi sur la criminalisation de la négation de la traite esclavagiste européenne sur la base de la nécessité, louable, d’un traitement égal entre la traite européenne et arabo-musulmane. Or, il semblerait que le principe même de la loi mémorielle ne trouve pas grâce à ses yeux, “rude coup” pour la liberté de la recherche. Ailleurs [9], il n’a pas de mots assez durs contre les lois mémorielles, elles “interdisent et assassinent la recherche historique et c’est pourquoi tout historien sérieux doit exiger leur abrogation.”. De plus, cela n’est qu’une hypothèse, si on part de la rancoeur de l’auteur contre le génocide arménien, il serait possible de croire qu’il a apprécié le projet de loi sur la pénalisation de la négation du génocide arménien, mais il semblerait qu’il n’est en rien, au moins pas en public. C’est comme si la reconnaissance légale de la traite arabo-musulmane était légitime aux yeux de Bernard Lugan alors que le principe même de la loi mémorielle est une hérésie.

Il est donc nécessaire de comprendre pourquoi une telle différence de traitement entre les deux. L’hypothèse la plus sympathique pour Bernard Lugan serait de croire que la cause de l’égal traitement des deux traites mériterait bien quelques aménagements doctrinaux et idéologiques. Toutefois, cela serait en flagrante contradiction avec sa diatribe contre la perte de “liberté de la recherche”, à moins d’envisager un manque de cohérence entre le premier et le deuxième paragraphe ce qui semble improbable. Dans ce cas il faut irrémédiablement se tourner vers une hypothèse politique et une utilisation idéologique de l’Histoire. La biographie de Bernard Lugan et les anicroches passées que j’ai pu déceler dans certaines de ses approches historiques ne plaident pas sa faveur. Mais après tout peut-être que les gens changent, même en quelques semaines. Dans le cas présent j’ai peur que le vent du changement et de la remise en question ne soit pas près d’atteindre l’esprit de Bernard Lugan. En effet, le 10 janvier ce dernier signait un autre papier, toujours sur le site Boulevard Voltaire, intitulé “Le massacre imaginaire du 17 octobre 1961”[10], y ressassant à l’envie l’idée  d’une absence de responsabilité de la police française dans ces morts. 

 

“Notre traite n’était pas si condamnable étant donné qu’ils ont faire pire que nous !” :

 

Dans le cas qui nous occupe ici, il est donc probable que cette prose possède un but de dénonciation. On finira de s’en convaincre avec les derniers paragraphes qui ne sont qu’une longue litanie à propos de la “barbarie” de la traite arabo-musulmane, notamment le passage sur les eunuques et l’enlèvement des jeunes filles, et du “bienfait” de la colonisation comme agent suppresseur de la traite. Cette assertion oublie soigneusement de dire où les esclaves partent et ce n’est pas un hasard ou une étourderie, mais une interprétation frauduleuse. Ce n’est pas la colonisation qui est le principal agent suppresseur, les colonisateurs ayant été eux mêmes des esclavagistes massifs, mais la suppression progressive des marchés d’importation de la part des pays européens colonisateurs et l’interdiction généralisée de la pratique, dans et hors de leurs colonies, portée par de nouvelles idées agitant les sociétés européennes. Si les acteurs en question sont les mêmes, le processus est bien différent, le principe de colonisation n’y étant pour rien. En outre, Bernard Lugan ne dit mot sur les mauvais traitements infligés aux esclaves de la traite européenne alors que cela est très bien documenté. De ce fait, il travestit la réalité pour pouvoir affirmer la supériorité de la “barbarité” de la traite arabo-musulmane. La hiérarchisation des crimes n’est pas de mise pour des faits qui ont certes la même finalité, exploiter des hommes retenus par la force, mais qui ne s’inscrivent pas dans le même contexte historique, culturel et social. Par conséquent, vouloir démontrer une supériorité, d’un côté comme de l’autre, est un non-sens absolu du point de vue d’une description objective des faits.

 

Conclusion :

 

De fait, la démarche de Bernard Lugan n’a pas de finalité historienne, mais prend appui sur des vérités historiques pour donner du poids à son dessein originel. Pour conclure, ces faisceaux d’indices trahissent, une nouvelle fois, le caractère biaisé de la pensée de Bernard Lugan. Suite au premier article que je lui avais consacré, je pensais qu’il s’agissait d’une divagation malencontreuse à propos d’un sujet très polémique et “chaud”. Désormais j’en viens à me convaincre qu’il est, au moins dans ses travaux historiques, le maître à penser d’un courant réactionnaire pour lequel charger Pierre permet à Paul d’être pardonné alors que les deux ont commis, fondamentalement, la même faute. Le tout teinté d’un certain patriotisme exacerbé et arrosé d’un zeste d’une certaine “islamophobie”. Au final Bernard Lugan mérite-t-il encore la qualité d’historien ? Chacun sera juge, mais j’ai déjà ma petite idée sur la question…


[1] Lugan B., “La traite arabo-musulmane ? 17 millions d’esclaves !”Boulevard Voltaire (11 janvier 2013) (Dernière consultation le 10 février 2013)

[2] “Loi n° 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité”Legifrance (Dernière consultation le 10 février 2013)

[3] Ndiaye P., “OLIVIER PÉTRÉ-GRENOUILLEAU Les traites négrières : essai d’histoire globale Paris, Gallimard, 2004, 468 pages”Critique internationale 28 (2005-3), p. 201-205.

[4] On pourra trouver un résumé des différentes estimations sur la page Wikipedia sur le sujet.

[5] Mataillet D., “Islam et esclavage”Jeune Afrique (21 novembre 2007) (Dernière consultation le 10 février 2013)

[6] On en trouvera un résumé en suivant ce lien.

[7] Pour cette démonstration je suis obligé de délaisser la traite intra-africaine, les dates de début et de fin étant relativement mal connues.

[8] “La traite des Noirs en 30 questions par Eric Saugera”Académie de Créteil (5 janvier 2003) (Dernière consultation le 10 février 2013)

[9] “Algérie : la Turquie a la mémoire courte”Blog personnel de Bernard Lugan (23 décembre 2011) (Dernière consultation le 10 février 2013)

[10] Lugan B., “Le massacre imaginaire du 17 octobre 1961…”Boulevard Voltaire (10 janvier 2013) (Dernière consultation le 10 février 2013)

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