[HistoireEnCité] La place de l’Histoire et de son enseignement dans le monde : quelques cas choisis

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V.S. Izmozik, S.N. Rudnik, Istorija Rossii (Histoire de la Russie), manuel de 11e année, Moscou, Ventana-Graf, 2009. © CVUH

V.S. Izmozik, S.N. Rudnik, Istorija Rossii (Histoire de la Russie), manuel de 11e année, Moscou, Ventana-Graf, 2009. © CVUH

M’intéressant depuis longtemps à l’Histoire, au monde de l’enseignement et à la politique, j’ai eu la possibilité ces dernières années de lire des articles, dans différents médias, traitant des rapports complexes entre la liberté historienne et ce que les pouvoirs, démocratiques ou pas, veulent faire voir de l’Histoire ainsi que les valeurs qu’ils veulent inculquer à travers de l’enseignement dans les classes obligatoires. Si les exemples pourraient être nombreux, pour cet article je ne retiendrais que ceux de la Russie et des Etats-Unis.

 

Russie : retour vers l’histoire impériale et slave :

 

En Russie l’écriture des premiers manuels scolaires après la chute du régime soviétique a été l’occasion d’un revirement à 180 degrés [1] pour la vision de certains personnages historiques. En effet, les révolutionnaires d’octobre 1917, auparavant loués par le régime communiste comme des héros, sont désormais vus comme des individus fanatiques et cruels. De même, Andrei Jeliabov, meurtrier d’Alexandre II en 1881, monarque bien considéré par l’histoire officielle du régime, est voué aux gémonies pour son attentat. A l’inverse les répressions, souvent dans le sang, des révoltes durant les règnes des souverains Pierre le Grand, Nicolas II et Alexandre II sont minorées, pour ne pas dire tues, alors que dans le même temps on chante les louanges de leurs, réelles, actions réformatrices et modernisatrices de l’Etat russe. Le cas de Staline [2] est à la croisée des chemins, entre le dégoût des purges et la commémoration de la victoire contre les Nazis durant la Deuxième guerre mondiale, l’industrialisation du pays et la minoration de l’Holocauste en Russie derrière la souffrance globale des citoyens soviétiques [3]. Les emprunts sont tels que, dans un discours [4] daté de février 2011, Dimitri Medvedev tend directement des ponts entre le passé et le présent, les réformes d’Alexandre II et les siennes. De fait, il se place comme son continuateur.

Néanmoins, ce nouvel intérêt pour l’Histoire n’a pas pour uniquement but la réhabilitation ou la damnatio memoriae de quelques figures importantes. En dehors de la tentative de récupération politique de D. Medvedev, on peut noter une tendance assez inquiétante dans les manuels scolaires ainsi que dans certaines initiatives. En effet, les dernières versions des manuels scolaires traitant du XXème siècle, les auteurs, Alexandre Danilov [5] et Alexandre Filippov [6], se fixent pour but de mener à bien la “mission de l’histoire”, c’est-à-dire “aimer sa Patrie” [7]. De fait, il s’agit d’arriver à faire penser aux élèves que la Russie est un pays doté d’une grande Histoire ainsi que de grands chefs d’Etats et ce quelque soit les générations. La défense de ce système de pensée est confiée à la “Commission spéciale visant à combattre les tentatives de falsifier l’Histoire afin de nuire aux intérêts de la Russie” [8] , créée le 15 mai 2009. Le postulat, voire le principe dogmatique, d’une Russie qui a toujours été russe tend à vouloir réinterpréter le passé et les preuves archéologiques afin de prouver que la Russie est née des contacts entre les populations locales pré-russes et des tribus slaves baltiques. On les appelle les antinormannistes. A l’inverse les normannistes pensent que la population russe est née des mixités entre populations locales et immigrants normands, nommés également Varègues. Ces théories sont encore largement en débat actuellement [9] , mais on voit bien l’objectif politique et la charge idéologique derrière l’option antinormanniste. On peut donc conclure que le jour d’un inintéressement, à ne pas confondre avec désintérêt, du pouvoir pour l’Histoire n’est pas encore proche en Russie. Malgré tout il est intéressant de noter, comme motif de satisfaction, la constitution de groupes d’opposition que ce soit en Russie ou dans le reste du monde [10].

 

Etats-Unis : du racialisme dans les programmes scolaires de certains états :

 

Passons désormais au cas des Etats-Unis [11]. Avant d’expliquer le pourquoi de nos interrogations, il faut bien préciser que, contrairement à la Russie, les maltraitances de l’Histoire ne sont pas dues directement au pouvoir central en place, ici l’administration Obama, mais au fonctionnement même du système aboutissant à l’établissement des manuels scolaires. En effet, normalement chaque état de l’union devrait pouvoir décider du contenu des manuels scolaires. Or, pour des raisons de praticité et d’économies, les éditeurs ne publient qu’un seul manuel. C’est donc l’état du Texas, comptant le plus grand nombre d’écoliers, qui décide du sort du programme des écoliers de l’ensemble du pays. On comprendrait et pourrait accepter ce fait si le système de désignation n’était pas, comme c’est courant aux Etats-Unis, l’élection. En effet, à l’instar des shériffs ou des juges les membres du rectorat, qui décident des programmes, sont nominés sous étiquette politique. Or, actuellement le rectorat texan est composé de 15 membres dont 10 républicains. Qui plus est, nombre d’entre eux sont membres du Tea Party, groupe ultra-conservateur proche [12] du gouverneur du Texas, Rick Perry. Attention, je tiens à préciser quelques choses. En effet, même si les opinions du Tea Party ou du Parti Républicain américain ne sont pas nécessairement les miennes, les reproches que je vais adresser ci-après ne sont pas des réflexions idéologiques d’un citoyen, mais uniquement celles de l’historien qui s’exaspère devant la falsification ou la manipulation des faits pour servir une cause. On pourrait très bien parler du retour du créationnisme ou la distillation d’une vision nettement libérale du capitalisme, mais les collègues économistes ou des sciences de la vie en parleraient bien mieux que moi. Je me contenterais donc des éléments historiques.

Dans le dernier projet de manuel scolaire, adopté par le rectorat du Texas, le Maccarthysme est justifié par l’intrusion réelle, et non plus supposée, d’éléments communistes au sein du gouvernement américain. Dans la même veine, le Mouvement des droits civiques est majoritairement représenté par le Black Panther Party, mouvement prônant l’émancipation des Noirs par la violence, alors que dans le même temps le passage sur Martin Luther King, apôtre de la non-violence, est réduit à peau de chagrin. Il est clair que le mouvement des Black Panthers, notamment par le recours aux armes, a joué un rôle important, mais pas de là à lui accorder plus de places qu’à la pensée non-violente. Il s’agit d’un cas clair de déséquilibre dans le traitement des faits. Certains penseront que nous sommes face à une vision racialiste de la société américaine où dans leur grande majorité les Noirs ne s’expriment politiquement que par la violence. Personnellement je ne prendrais pas position, les motivations profondes du Tea Party et des membres du rectorat du Texas pouvant être toutes autres. Il est malgré tout possible de se réjouir un peu puisque des problèmes d’édition et d’impression ont empêché que les livres sont prêts et distribués à temps pour la rentrée 2011. Ils seront donc, en théorie, disponibles pour la rentrée 2013. Or, les membres des rectorats vont être remplacés lors des élections présidentielles américaines de novembre 2012, donc si la majorité change on peut espérer une nouvelle refonte des programmes au moins en histoire et, espérons le, dans les autres sciences.

 

Conclusion :

 

En conclusion de cet article, je voudrais affirmer que même si les pays présentés sont des pays démocratiques, plus ou moins récents et plus ou moins apaisés, il ne demeure pas moins que les menaces d’utilisation de l’Histoire sont possibles. Ce n’est donc pas l’apanage des régimes totalitaires. Enfin, j’aurais très bien pu parler de nombreux autres pays, notamment la France et la dernière loi sur la pénalisation de négation du génocide arménien. Je ne l’ait pas fait car le CVUH  a parlé éloquemment de ce sujet [13] et des lois mémorielles de manière plus générale, faits juridiques relevant, à mon sens, de la pure ineptie intellectuelle, ce qui fait que toute contribution de ma part serait superflue.


[1] Amacher K., “La mémoire historique en Russie, 20 ans après la fin de l’URSS”Blog du CVUH (22 janvier 2012) (Dernière consultation le 26 juin 2012)

[2] Amacher K., “Russie : l’héritage controversé de Staline”Blog du CVUH (11 janvier 2010) (Dernière consultation le 26 juin 2012)

[3] Jégo M., “« HOLOCAUSTE » NE SE DIT PAS EN RUSSE”, crif.org (21 mai 2012) (Dernière consultation le 26 juin 2012)

[4] “Dmitry Medvedev took part in the conference The Great Reforms and Modernisation of Russia”version anglaise du site internet de la présidence russe (3 mars 2011) (Dernière consultation le 26 juin 2012)

[5] “YURI BESSMERTNY ET LA NOUVELLE HISTOIRE EN RUSSIE”Ruthenia.ru (Dernière consultation le 26 juin 2012)

[6] “Manuel d’histoire controversé russe : une riposte à la russophobie, selon son auteur”Armenews (29 décembre 2007) (Dernière consultation le 26 juin 2012)

[7] Amacher K., “Les historiens de la Russie face au passé stalinien”Blog du CVUH (23 janvier 2009) (Dernière consultation le 26 juin 2012)

[8] “Appel aux citoyens de Russie, à son président et à la Douma”lph.asso.fr (27 mai 2009) (Dernière consultation le 26 juin 2012)

[9] Gazeau V. et Musin A., “Normannisme et antinormannisme”lph.asso.fr (24 mars 2010) (Dernière consultation le 26 juin 2012)

[10] Série d’articles de l’association “Liberté pour l’histoire” concernant les derniers développements des débats historiques et mémoriels en Russie (Dernière consultation le 24 juin 2012)

[11] Mathieu G., “Quand le Tea Party réécrit les manuels d’histoire américains”Rue89 (27 mai 2012) (Dernière consultation le 26 juin 2012)

[12] Johnson C.C., “Rick Perry: The Tea Party’s Candidate?”Breitbart.com (9 janvier 2012) (Dernière consultation le 26 juin 2012) 

[13] Chrétien J.P., “Le droit à la recherche sur les génocides et sur les négationnismes”Blog du CVUH (17 janvier 2012) (Dernière consultation le 26 juin 2012)

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