[Epistémologie] Y ou le relativisme sur les sources en histoire

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Une même réalité, différents points de vue

La parole populaire explique souvent que si un arbre tombe au milieu de la forêt, mais qu’aucun témoin n’est présent pour consigner ce fait par écrit, alors personne ne peut savoir qu’il a existé, à quel moment et comment il est tombé etc. En somme, il ne pourra donc pas passer à la postérité. Il serait possible d’exemplifier un peu cette maxime autour d’un événement récent. De même, en élargissant encore un peu plus la focale, on peut également faire surgir certaines interrogations épistémologiques propres au métier d’historien.

 

L’histoire, connaissance par trace(s) ? [1] :

 

En effet, depuis quelques semaines les réseaux sociaux et les rédactions des principaux journaux et magazines français s’excitent autour de la maladresse d’un artisan graveur. De fait, ce dernier a fauté dans l’exécution de sa commande, remplaçant le nom du dessinateur Wolinski par celui de Wolinsky [2]. A part pour la crédibilité de la stèle et de ceux qui l’ont commandité, le gouvernement de Manuel Valls et le président de la République François Hollande, quel mal peut-il y avoir dans cette erreur ? Et surtout en quoi cela pose-t-il question à l’apprenti historien que la formation universitaire a fait de moi ?

Pour cela, je vais devoir avoir recours à votre imagination, vous lecteurs. En effet, émettons l’hypothèse qu’un jour, par on ne sait quel hasard malencontreux, toutes les publications de ou à propos du dessinateur Wolinski disparaissent. Toutes, sauf cette plaque commémorative à l’orthographe fautive. Dès lors, comment les historiens du futur pourront-ils connaître la véritable orthographe de ce nom ? Il est fort probable que, sans l’appui de nouvelles données, ils en seront absolument incapables. Certes, connaissant les origines polonaises du personnage, ils pourraient entamer un travail linguistique et se rendre compte que les noms de famille polonais sont plus fréquemment orthographiés en -ski qu’en -sky [3]. Néanmoins, ils pourraient également argumenter autour du fait qu’il s’agit là d’une commande officielle, pour un événement à la charge émotionnelle et politique importante, le premier attentat directement commis sur le sol français au cours du XXIème siècle, et pourraient conclure que l’État à contrôler la production. Donc qu’un fort soupçon de véridicité plane sur cette orthographe. Par conséquent, on ne peut clairement pas éliminer d’un revers de main l’éventualité que ces successeurs reproduisent, encore et encore, et ce malgré toute leur bonne foi et leur science, une erreur.

S’il ne s’agissait que d’orthographe, cela ne serait pas réellement un problème aussi fondamental. Néanmoins, cela pose une question épistémologique à propos des situations où les sources se font rares, pour ne pas dire uniques. Or, ce cas est relativement courant pour des époques reculées, des civilisations peu connues ou des sociétés à mémoire orale. Pour ne prendre qu’un seul exemple de cet épineux problème, et demeurer dans un domaine que j’affectionne particulièrement, quid des souverains bactriens ou kushans dont les noms et les règnes ne sont connus que par quelques exemplaires épars de leurs productions monétaires ? Plus généralement, quid de l’histoire antique des peuples d’Afrique subsaharienne, d’Amérique du Sud ou d’Océanie ?

Dans tous les cas, outre d’éventuelles méprises orthographiques, cela pose plus largement encore la question de la possibilité de confiance que l’historien doit avoir envers des sources uniques. Si pour ce qui est des textes, il est possible d’interroger globalement la personnalité et la bonne foi de l’auteur à travers ce qu’il affirme et la manière dont il assène ses vérités, ce problème est encore plus aiguë face à des artefacts archéologiques [4]. De fait, comment donner sens à un objet ou un texte quand celui-ci est le seul vestige d’un événement passé ou d’un phénomène révolu ? A mon avis cela est, dans la plupart des cas, absolument impossible. Certes, des comparaisons anthropologiques, notamment dans des contextes religieux ou culturels, avec des espaces plus ou moins proches du sujet peuvent parfois aider l’avancée des travaux par la mise en avant de nouvelles questions propres à orienter les investigations vers de nouveaux territoires. Mais, hormis ces éventualités, il est difficile de retirer des informations à partir de l’objet lui-même, sans connaître un minimum son contexte de fabrication/de production. In fine, pour pasticher un célèbre slogan publicitaire, il est possible d’affirmer, avec un certain esprit taquin, que “sans contexte, la science historique n’est rien”.

 

L’humilité de la science historique :

 

L’histoire, et de manière générale toutes les sciences sociales, ne peuvent prendre une valeur ajoutée et une autorité qu’à travers la répétition de la preuve. Par conséquent, un artefact unique ou un phénomène connu à travers une seule source, quelle qu’elle soit, ne sauraient être pris comme des vérités. Cela demeure des détails intéressants, mais qui n’ont pas encore acquis le statut de faits avérés. Cette démonstration tend donc à vouloir mettre en évidence une humilité que la science historique, malgré toutes ses auxiliaires zélées, se doit de posséder.

Au final, cela amène à réitérer la profonde injonction au doute perpétuel que tout historien, je crois, se doit d’avoir. Toutefois, que je sois bien clair, je ne m’arroge pas le magistère moral à propos du doute. De manière générale, la communauté historienne use avec régularité des modes du conditionnel et de toutes les armes de la langue en matière de notation du scepticisme. Il demeure qu’il s’agit là d’un combat sempiternel et que douter permet toujours de s’approcher un peu plus près d’une connaissance plus approfondie et exacte des phénomènes et sociétés passés.


[1] D’après la célèbre expression de François Simiand, reprise par Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, 1993, p. 71.

[2] ““Wolinsky”, “Mitterand”, “Clémenceau”… Quand des fautes se glissent dans les plaques commémorativesFrance TV Info, 5 janvier 2016. (Dernière consultation le 23 janvier 2016).

[3] “Nom d’un Polonais ! Quelques clefs étymologiques..”Assocation des Polonais des Grandes Ecoles Françaises (APGEF), 28 mars 2011. (Dernière consultation le 23 janvier 2016).

[4] Nous ne parlons pas ici de datation car différentes techniques permettent cela, mais plutôt de l’interprétation dudit objet et de sa représentabilité vis-à-vis du phénomène qu’il prétendrait mettre en évidence au premier abord.

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