[Popularisation] Qu’est-ce que populariser en Histoire ? Avis personnel suite à une réflexion théorique

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“Historia” (1892) de Nikolaos Gyzis (1842-1901) © Wikimedia Commons

Je me suis déjà exprimé à plusieurs reprises, dans de longs articles ou par petite touche, sur la thématiquede la popularisation du savoir historique. Toutefois, je crois nécessaire un effort de synthèse pour mettre à plat l’état de ma pensée en mars 2014.

Autant le dire d’emblée, dans cet article je ne m’intéresserais qu’à la thématique tournant autour du grand public plutôt adulte. En effet, le public scolaire et les contraintes des différents programmes édictés dans les locaux ministériels de la rue de Grenelle sont, je crois, un cas assez spécifique et particulier [1].

Venons en désormais au but premier de cet article : ma vision de ce que pourrait être la popularisation du savoir historique et surtout de comment, au sens des moyens à mettre en oeuvre, cela serait possible. Je ne prétends pas clore un débat dont, assurément, je ne maîtrise pas tous les tenants et les aboutissants. L’objectif est simplement d’apporter une contribution supplémentaire. De même, je ne prétends pas avoir tout lu/vu/entendu sur le sujet. Il ne s’agit ici que d’un avis personnel et, qui plus est, purement théorique. En outre, cet exposé ne revient pas à dresser un constat amer sur ce qui se fait déjà. Beaucoup de personnes, dont des universitaires, mettent déjà beaucoup de cœur à cet ouvrage, qu’elles en soient ici félicitées.

Enfin, je suis bien conscient que cela peut rapidement prendre la forme de la facilité hors sol ou du “il y a qu’à/il faut qu’on” sans assise concrète sur le réel. Toutefois, comme je le disais précédemment, mon but n’est pas d’apporter une réponse définitive, plutôt de faire émerger des idées dans le débat. En somme, lancer des bouteilles à la mer.

 

Popularisation en histoire : la question du contenu :

 

On entend souvent de nombreuses personnes venir expliquer que Franck Ferrand, Stéphane Bern ou encore Lorant Deutsch font de la vulgarisation historique et que leurs programmes télévisés/livres pourraient être des points de départ intéressants pour des “profanes”. Si des trois, le premier me semble être le plus intéressant et peut recevoir certains suffrages, il n’en demeure pas moins que les approches de chacun, essentiellement “par le haut”, sont gênantes. Si connaître les frasques de Laurent le Magnifique ou avoir vu la chambre à coucher de Marie-Antoinette peut être intéressant sur le plan de l’érudition personnelle, cela n’est pas de l’histoire.

De plus, la présentation des personnages est très souvent effectuée sur un mode hagiographique. On ne parlera que des bons penchants de X ou Y [2], mais jamais des mauvais. Dans le même temps, les penchants pour les femmes, l’alcool ou le jeu sont vus comme des “gaillardises” ou avec l’admiration que peut susciter une curiosité exotique. Le portrait est donc le plus souvent monochrome, pour ne pas dire fade. In fine, on s’aperçoit que pour, par exemple, l’évocation de Napoléon on s’attachera à ses relations avec les femmes ou au récit de ses épopées militaires, mais on oubliera (sciemment ?) d’informer le téléspectateur/lecteur sur le code ouvrier ou le rétablissement de l’esclavage en 1802, autres parties intégrantes du bilan napoléonien tout autant qu’Eylau, Austerlitz ou le Code Civil.

Outre cela, on notera que ces émissions, mais aussi de nombreux ouvrages, mettent en avant des “grands hommes” et qu’ils laissent de côté l’immense majorité (les 99,9% ?) de la population d’une époque donnée. Certes l’exemple d’Histoire pour Tous [3] met en évidence le goût du public pour les personnages et les biographies. Toutefois, c’est comme si pour être populaire l’histoire avait besoin d’être incarnée dans un corps qui ferait office de porte-étendard de son temps. Stéphane Bern, par exemple, ne s’en cache d’ailleurs pas du tout puisqu’il affirme, le 19 mai 2013, sur le plateau de Médias le magazine :

A travers un grand homme on raconte une époque. Quand je raconte François Ier, c’est l’histoire de la médecine, c’est l’histoire de la gastronomie, l’histoire de la mode. L’histoire des gens, simplement. Evidemment on s’appuie sur un personnage emblématique, une figure symbolique […].

C’est en quelque sorte la réutilisation des procédés de la fiction ou du roman, notamment autour de la part émotionnelle du personnage, avec des êtres ayant réellement existé. A ce propos le débat entre Isabelle Veyrat-Masson d’une part, et Franck Ferrand et Stéphane Bern de l’autre, est intéressant sur ces différents points. On en retiendra cette phrase :

Je crois qu’on doit scénariser, on doit être didactique dans la forme, on doit ramener les Français à leur histoire.

Si la première et la dernière partie de la citation peuvent appeler plusieurs remarques rectificatives, l’élément central est, en revanche, plus intéressant. La didactique est, à mon sens, un élément fondamental.

Par ailleurs, si l’identification à un personnage est certes un moyen commode de s’immerger dans une époque et que le genre de la biographie historique peut être intéressant en soi, il n’en demeure pas moins qu’ils ne sont que l’écume et que l’ensemble de la société constitue la vague qui charrie l’histoire d’une société donnée. In fine, l’exemple des grands hommes est éloigné d’une compréhension précise des structures sociales ou économiques d’une société ou de ses soubassements culturels. Pour parler en termes marxiens, envisager l’infrastructure et la superstructure comme réels moteurs des événements et non la conjoncture immédiate ou la personnalité de tel ou tel personnage. En outre, l’histoire se distingue et s’honore d’une étude “par le bas” des sociétés passées. A mon sens c’est cela qu’il faudrait savoir populariser auprès du “grand public”. Toutefois, qui est ce fantasmatique “grand public” ?

 

La question du public visé : toute personne peut devenir historien :

 

J’aimerais répondre à cette question “le plus grand nombre possible” voire “tout le monde”. Toutefois, il ne faut pas se bercer d’illusions. Malgré toute la bonne volonté qui pourrait être mise pour adapter la façon de transmettre à un public hétérogène et parfois peu intéressé de prime abord, cela serait une chimère de croire que chaque personne puisse aimer ou soit intéressée par l’histoire.

Surtout, à mon avis, la popularisation du savoir historique doit se faire dans le sens d’une histoire critique, au plus près possible des conditions de vie et des cadres de pensée des individus de l’époque. Noircir des pages d’anecdotes en tout genre c’est de l’érudition, pas de l’histoire. Un tel programme pourrait rebuter de nombreuses personnes habituées à une histoire centrée sur les grands personnages, mais j’en viens à penser que le chemin doit se faire dans les deux sens. D’un côté “l’histoire universitaire” doit savoir aller vers les gens en sachant présenter ses thématiques de façon attractive et, de l’autre, le public intéressé doit se mettre au diapason et développer un esprit critique vis-à-vis des savoirs transmis.

Au fond, j’en viens à penser que l’apport le plus important d’une popularisation réussie de l’histoire ne serait pas que le plus large public possible devienne lecteur de livres d’histoires, mais qu’il devienne historien, ou tout du moins armé d’un esprit critique sur la production du savoir historique. Plus que l’exactitude et la précision des faits ou des interprétations, le plus important, à mon sens, est la transmission de la méthode.

La démonstration de cette méthode ne saurait être développée hors sol, d’une façon purement théorique. En ce sens, la critique des discours simplificateurs des “historiens de garde” et autres “historiens médiatiques” peut constituer un premier pas. En effet, en mettant en avant les faiblesses ou les biais de leurs propos, on explicite nécessairement la méthode historique, faite de recoupement des informations et d’interrogations sur la position de l’auteur, le contexte d’écriture etc. Derrière cela il y a surtout l’idée que c’est en forgeant que l’on devient forgeron. S’exercer par la critique factuelle et/ou méthodologique de la production d’un Bern, Ferrand ou Deutsch grâce à la méthode historique, c’est déjà faire preuve, à mon sens, d’un “esprit historien”.

Dans le même temps l’acuité critique se nourrit d’une culture, historique et générale, la plus large possible. Elle permet de repérer plus facilement les biais – idéologiques et/ou historiographiques – et autres erreurs. Néanmoins, il est possible de posséder “l’esprit historien” sans cela, les critiques produites seront simplement moins aiguisées. Mais, comment acquérir cette culture ? Cela pose la question des moyens de la vulgarisation.

 

Comment vulgariser ? Approches théoriques et éléments concrets :

 

La première et plus évidente réponse à cette interrogation est la lecture de livres ou d’articles scientifiques pour se maintenir au fait des dernières évolutions de la recherche. Néanmoins, avec un tel raisonnement on en vient à la question de la facilité d’accession intellectuelle de ces recherches. Oui, cela se pose même pour la littérature scientifique alors que celle-ci est plutôt “réservée” aux spécialistes. Ecrire simplement cela ne revient pas à s’abaisser vers le “commun”, mais surtout à parfois faciliter des débats techniques et ce au sein même de la communauté scientifique. Combien de fois m’est-il arrivé de m’exclamer intérieurement “Ah tout ça pour ça ?!” suite à ma compréhension d’une idée plutôt simple, mais portée par un discours technique, pour ne dire pas dire techniciste.

Par ailleurs, même si ce n’est pas une nouveauté, il m’est d’avis que l’élément le plus fondamental de toute vulgarisation est d’être clair, d’avoir un style littéraire limpide et de savoir être didactique. Toutefois, il ne demeure pas moins que ce salutaire effort de clarté ne doit pas induire, comme une sorte de maladie congénitale, une simplification du contenu. En ce sens, le modèle d’ouvrage qui me vient à l’esprit est la synthèse de Sanjay Subrahmanyam sur les établissements portugais en Asie durant l’époque moderne [4]. Une érudition extrême, une analyse fine des acteurs et faits, le tout servi par une plume fluide et aisément accessible. Je rappelle, une nouvelle fois, que ce n’est absolument pas une critique contre ce qui est déjà fait par de nombreux acteurs, uniquement un avis personnel. De plus, c’est un art, une technè, que je suis encore bien loin de maîtriser.

Parler de livres et de vulgarisation m’amène également à deux autres thématiques : le prix du livre et les cours sur Internet. J’ai développé la première dans un article ancien. J’y renvoie pour de plus amples explications. Pour mon propos actuel, je n’en retiendrais que les propositions force : soit chercher à baisser le prix du livre soit développer le phénomène des copy party.

La seconde thématique tient à l’utilisation d’Internet comme démultiplicateur de force pour une diffusion large du contenu savant. Outre les podcasts, les blogs et autres revues en ligne, je suis convaincu de la nécessité de mettre en marche de façon plus large l’utilisation de la vidéo. Plusieurs choses existent déjà, que ce soit les MOOC, les cours en ligne ou encore les comptes-rendus de magazine ou livres, mais à ma connaissance nous n’en sommes qu’à un début. De fait, il s’agit d’occuper ce terrain assez rapidement.

 

Conclusion :

 

Pour conclure, voici en quelques lignes, ma compréhension des buts, des exigences et des moyens pour aboutir à une popularisation plus massive du savoir historique. Outre l’élévation générale de culture générale que cela peut apporter pour tout le monde, il me semble que c’est un maillon indispensable pour le combat contre les “histoires identitaires” et souvent fantasmées.


[1] A ce propos on lira Marzin S., “Pour une historiographie visible dans l’histoire scolaire”Aggiornamento histoire-géo (27 janvier 2014) (Dernière consultation le 9 mars 2014). L’auteur y traite de la pertinence, selon elle, de l’intégration de l’historiographie dans le monde de l’Education Nationale. L’ajout de cette discipline à l’histoire scolaire pourrait être, il me semble, un vecteur intéressant d’une intégration de “l’histoire universitaire” dans les classes du secondaire. Le second bénéfice serait de démontrer que Clio n’est pas la muse d’une discipline morte faite uniquement de dates et autres choses ennuyeuses.

[2] Par exemple, la “bonté” d’un roi envers son peuple – souvent suite à la reprise de mythes historiographiques – ou les magnifiques constructions d’églises ou châteaux etc.

[3] “Journée d’étude : Vulgariser les savoirs historiques, quels enjeux ? (2)”Blog du CVUH (12 juillet 2013) (Dernière consultation le 9 mars 2014)

[4] Subrahmanyam S., L’Empire portugais d’Asie : 1500-1700Paris, 2013

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